4 décembre 2025 - Manon Voland

 

Analyse

La transition numérique face aux enjeux écologiques

Présenté comme un levier clé de la transition écologique, le numérique est aussi pointé du doigt pour son impact environnemental. Entre promesses d’optimisation et explosion de la consommation énergétique, où se situe la vérité? Entretien avec le sociologue Nicolas Baya Laffite, à l’occasion d’une conférence à Uni Mail. 

 

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Intérieur d'un centre de données, lors d'une enquête de terrain dans le cadre d'une recherche menée par l'UNIGE. Photo: Léo Girard/UNIGE

 

La numérisation s’impose aujourd’hui dans tous les secteurs, présentée à la fois comme une évidence technique et une solution miracle à nos défis environnementaux. Optimisation énergétique, agriculture smart, mobilité pilotée par des algorithmes: le récit dominant promet que le numérique rendra nos systèmes plus efficaces, donc plus durables. Mais la réalité est plus ambivalente qu’il n’y paraît.

 

«Les technologies numériques peuvent réduire l’empreinte carbone de certains systèmes, mais ces gains s’accompagnent d’effets rebonds directs et indirects qui risquent d’en annuler les bénéfices», explique le sociologue Nicolas Baya Laffite, dont les travaux s’inscrivent dans le champ des science and technology studies (STS), qui étudie les interactions entre technologies, sociétés et environnements. Plus un écran est performant, moins il consomme… Mais si on en utilise deux ou trois, le gain disparaît. Même logique pour la 5G, dont l’efficacité énergétique par antenne est réelle, mais effacée par l’explosion des usages de la société.

 

C’est ce dilemme – le numérique va-t-il vraiment dans le sens de la transition écologique, ou produit-il de nouvelles dépendances matérielles et énergétiques? – que la conférence du 11 décembre «La numérisation va-t-elle dans le sens de la transition écologique?» entend éclairer. Aux côtés de Gauthier Roussilhe, expert européen et contributeur majeur du dernier rapport de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), l’objectif sera d’apporter une réponse «nuancée, empirique et méthodologiquement solide» à une question trop souvent simplifiée.

 

Une immatérialité bien matérielle

Avant même de discuter des impacts du numérique, il faut définir de quoi on parle. «Les premières questions sont: qu’est-ce que le numérique? Où commence-t-on à compter?» précise Nicolas Baya Laffite. Car derrière l’image d’un monde immatériel circulant dans un cloud se cache une infrastructure lourde: ordinateurs, serveurs, centres de données, réseaux, etc. «Lorsque l’on s’intéresse aux chaînes d’approvisionnement, on se rend compte que nos équipements demandent des minerais stratégiques, des passages dans des usines très énergivores, des transports mondialisés. Rien de tout cela n’est virtuel», souligne le chercheur. Définir l’empreinte du numérique implique donc de tracer un périmètre clair: inclut-on l’extraction du lithium au Chili, l’assemblage en Asie, le transport jusqu’en Europe? Mais aussi l’énergie utilisée dans les usines, l’élimination des déchets et les déplacements de populations? «Mesurer l’impact, c’est choisir ce que l’on compte et ce que l’on laisse de côté. Et ces choix sont éminemment politiques», insiste le sociologue.

 

En France, près de 4,4% des émissions de CO₂ liées au numérique proviennent de la fabrication des équipements – bien davantage que la gestion des e-mails ou le streaming, souvent cités dans le débat public. En Suisse, le secteur numérique représente environ 12% de la consommation électrique nationale, dont plus de la moitié imputée aux centres de données – des installations encore faiblement encadrées juridiquement et rarement soumises à des contraintes environnementales. «Une ferme de taille importante est actuellement beaucoup plus contrainte en termes d’évaluation d’impact sur l’environnement qu’un centre de données… », observe le sociologue (dans le canton de Vaud, cela s’applique dès 125 unités de gros bétail, ndlr). Avant même de mesurer son impact, il faut considérer le numérique pour ce qu’il est: un ensemble indissociable de technologies – matérielles, énergivores et mondialisées – et de pratiques, dont la gestion doit devenir un véritable enjeu de politique publique.

 

Un défi social et environnemental

Dans ce contexte, les recherches récentes, dont celles de Gauthier Roussilhe pour le rapport de l’ADEME, montrent qu’aucune généralisation n’est possible: la contribution du numérique à la durabilité dépend du contexte, des pratiques et des choix de gouvernance. La twin transition – concept au cœur des travaux de Nicolas Baya Laffite, notamment dans le cadre du projet G3: Transition numérique et écologique des territoires – désigne l’articulation entre transition numérique et écologique. Elle illustre un équilibre fragile entre promesses technologiques et contraintes matérielles, entre innovation et exnovation – ce processus d’abandon intentionnel de pratiques, technologies ou produits jugés obsolètes. 

 

Pour Nicolas Baya Laffite, les sciences sociales jouent un rôle clé dans ce processus: non pas pour fournir des solutions toutes faites, mais pour aider à poser les bonnes questions. Comment transformer les chaînes d’approvisionnement numériques en leviers de durabilité, plutôt qu’en sources de dépendances et d’impacts invisibles? Comment encadrer le renouvellement des équipements numériques? Comment repenser nos objectifs sociétaux afin que la technologie serve réellement des enjeux environnementaux? «Il ne s’agit pas de jeter le numérique avec l’eau du bain, insiste le chercheur, mais d’apprendre à définir collectivement des usages sobres, réfléchis et compatibles avec les limites écologiques – un enjeu qui dépasse largement les comportements individuels. Mais cela soulève une question centrale: que signifie bien gouverner ces technologies?» La transition numérique ne peut donc être durable que si elle est envisagée dans toute sa matérialité, gouvernée avec prudence et pensée dans une perspective sociale et territoriale, garantissant à la fois l’efficacité des systèmes et l’accès équitable aux services pour tous et toutes.

Conférence «La numérisation va-t-elle dans le sens de la transition écologique?»
avec Gauthier Roussilhe
11 décembre 2025, 18h30, Uni Mail (MR070)
Entrée libre 

 

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