25 septembre 2025 -Vincent Monnet

 

Analyse

Le multilatéralisme, enfant de Vienne

Aux yeux de l’historienne Olga Hidalgo-Weber, les difficultés que connaît aujourd’hui l’Organisation des Nations unies ne doivent pas faire oublier le chemin parcouru depuis les premiers pas de la collaboration internationale, dans le cadre du Congrès de Vienne de 1815.

 

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Olga Hidalgo-Weber, chargée de cours au Global Studies Institute. Image: DR


Ce n’est sans doute pas comme ça que l’empereur des Français voyait les choses. Mais, bien malgré lui, Napoléon a ouvert la voie à une nouvelle façon d’envisager les relations internationales, caractérisée par la coopération entre États. C’est en effet lors du Congrès de Vienne, censé rétablir la paix sur le Vieux-Continent après deux décennies de guerres napoléoniennes, que sont posées les bases du multilatéralisme. En septembre 1814, membres de familles royales, chefs de missions diplomatiques, accompagnés par des chevaliers de l’ordre de Malte, des représentants de juifs d’Allemagne, des militants en faveur de l’abolition de l’esclavage et une pléiade de pacifistes se rassemblent sur les rives du Danube pour régler le sort du vaincu, mais aussi pour dessiner les contours d’un nouvel ordre international fondé sur une paix durable.

«Depuis la nuit des temps, une partie de l’humanité passe son temps à se faire la guerre, tandis qu’une autre réfléchit à la manière de pacifier le monde, précise Olga Hidalgo-Weber, chargée de cours au Global Studies Institute. La volonté de garantir la paix du système international est donc loin d’être une idée neuve. Certains érudits y réfléchissent dès le Moyen Âge, des juristes s’emparent aussi très tôt de la question, avant que le philosophe des Lumières Emmanuel Kant y consacre en 1789 un essai, Vers la paix perpétuelle, dans lequel il esquisse un ordre juridique et politique international fondé sur la raison. Le vrai tournant, cependant, c’est le Congrès de Vienne.»

Lors de ces dix mois de vifs échanges, de débats et de plaidoiries passionnés se crée en effet un climat de négociations et un système d’équilibre des forces qui perdure au-delà des limites de l’événement. Tout au long du siècle qui suit, chaque fois que l’ordre établi à Vienne est bousculé, les ambassadeurs des grandes puissances se réunissent pour s’efforcer de trouver une issue pacifique à la crise. Par ailleurs, on est alors à l’aube de la Révolution industrielle. Avec l’invention de la machine à vapeur, le développement de l’industrie et des échanges, le monde s’agrandit soudain. Et pour permettre au commerce de donner sa pleine mesure, il faut s’organiser et collaborer par-delà les frontières nationales.

Cette volonté se manifeste par la création, décidée à Vienne, de la Commission permanente pour la libre navigation sur le Rhin (1815), suivie en 1856 par une structure similaire pour le Danube. Neuf ans plus tard, c’est l’Union télégraphique internationale, première organisation internationale permanente, qui voit le jour à Genève. En 1874, l’Union postale internationale pose ses valises à Berne, ville où est signée en 1890 la Convention internationale sur le transport ferroviaire de marchandises. Les microbes ne s’arrêtant pas aux frontières, les États européens fondent un Office international de santé publique (1904) et un Office international d’hygiène publique (1907), tous deux basés à Paris.

«Ces institutions pionnières, essentiellement techniques, sont extrêmement importantes pour le développement du multilatéralisme, explique Olga Hidalgo-Weber. Elles posent les bases de la coopération internationale en permettant de maintenir le dialogue entre les nations sur un certain nombre de sujets en dépit des aléas politiques. De fait, elles contribuent activement au maintien de la paix.»

Mais cela ne suffit pas. Les conflits deviennent même de plus en plus meurtriers. À Solférino (1859) et plus encore à Gettysburg (1863), l’artillerie moderne cause des ravages d’une ampleur inédite dans les rangs des fantassins. La prise de conscience qui en découle débouche d’abord sur la ratification de la Première Convention de Genève, en 1864, puis la fondation de la Croix-Rouge internationale en 1876, qui ouvrent la voie de l’aide humanitaire. Ensuite, une Cour permanente d’arbitrage en cas de conflit armé est créée à la suite de la première conférence de La Haye en 1899 et marque le début des efforts légalistes et juridiques en vue de régler les conflits internationaux. 

Éviter les carnages

L’énorme traumatisme engendré par «la der des ders» et ses 20 millions de morts permet de franchir un cap de plus. «Vers la fin du conflit, explique Olga Hidalgo-Weber, les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne mettent en place des comités pour réfléchir à la création d’une organisation qui permettrait d’éviter que de tels carnages se reproduisent. Ce mouvement, qui jouit d’un soutien croissant dans certains cercles (pacifistes, universitaires), rassemble des juristes, des philosophes, des personnalités publiques et quelques hommes politiques.»

Les choses s’accélèrent avec Thomas Woodrow Wilson. Le 28e président des États-Unis use, après l’entrée en guerre de son pays en 1917, de toute son influence pour concrétiser son grand dessein: la création d’une organisation mondiale vouée au maintien de la paix dont il dessine les contours en 1918 dans un discours devant le Congrès américain.

Créée dans le cadre du Traité de Versailles en 1919, la Société des Nations (SDN) ouvre ses portes l’année suivante sur les bords du Léman. Elle marque une rupture fondamentale en prônant la négociation collective plutôt que la diplomatie secrète qui avait cours durant les siècles précédents – et que le président américain honnissait plus que tout. Mais elle porte aussi en son sein les germes qui conduiront à sa dissolution en 1946: l’absence des États-Unis, qui n’ont pas ratifié le Traité de Versailles, l’impossibilité de recourir à des forces armées en propre pour faire appliquer ses résolutions et un système de prise de décision à l’unanimité. Ce dernier ne laisse d’autre recours aux nations condamnées par la communauté internationale que de quitter l’institution (ce que feront le Japon, l’Italie et l’Allemagne) ou de s’en voir exclues (ce qui sera le cas de l’URSS). 

Indéniable échec

«Tous ces facteurs ont sans doute hypothéqué les chances de réussite de l’organisation, concède Olga Hidalgo-Weber. On ne peut pas nier son échec politique mais il ne faut pas pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. Tout le travail accompli durant l’entre-deux-guerres n’a pas été vain et, contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, les États-Unis y ont largement contribué.»

Bien que non membres de la Société des Nations, plusieurs experts américains participent en effet aux nombreuses commissions créées au sein de la SDN. Les grandes fondations philanthropiques telles que Rockefeller, la Dotation Carnegie ou encore le Twentieth Century Fund sont elles aussi très actives dans le financement de programmes spécifiques, notamment dans le domaine de la santé publique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, certains organes clés de l’institution sont même transférés sur le sol américain, comme la Commission économique et financière, accueillie à Princeton pendant toute la durée du conflit.

Bien qu’inapte à juguler les tensions qui ont conduit à l’embrasement général de 1939, la SDN a néanmoins agi avec efficacité dans d’autres conflits mineurs comme dans celui opposant la Finlande et la Suède à propos des îles Åland ou dans celui entre la Colombie et le Pérou concernant le territoire de Léticia. Elle a par ailleurs su tirer profit du blocage politique dont elle était victime pour diversifier ses activités. La création d’un Office des réfugiés a ainsi permis la mise en place du fameux «passeport Nansen» dont ont profité de nombreux réfugiés apatrides. Des efforts importants ont également été consentis dans le domaine sanitaire ou en matière de culture et d’éducation.

L’octroi de mandats aux grandes puissances occidentales sur les territoires anciennement sous domination allemande ou ottomane marque, quant à lui, une première étape sur le chemin de la décolonisation en obligeant les mandataires à rendre des comptes tout en offrant une tribune internationale aux populations colonisées.

«Ces années ont aussi permis d’installer une culture de travail commune, ajoute Olga Hidalgo-Weber. C’est sous l’égide de la SDN que se construit la bureaucratie internationale, un domaine où tout est à faire, ainsi que le statut spécifique pour les fonctionnaires internationaux qui, après avoir prêté serment, ne sont plus redevables à leur pays d’origine mais à l’agence qui les emploie. Ces acquis serviront de fondements à l’Organisation des Nations unies (ONU) lorsqu’il s’agira une nouvelle fois de reconstruire le monde après 1945.»

Symbole de l’avènement de la toute-puissance américaine et étendard d’un nouvel ordre économique et financier fondé sur le libéralisme, l’ONU n’a hélas, elle non plus, pas tenu toutes ses promesses. Après une brève période de grâce dans la dernière décennie du XXe siècle, elle semble aujourd’hui totalement inopérante face aux conflits qui secouent la planète. Et sa voix paraît inaudible, que ce soit en Ukraine, au Soudan du Sud, en Birmanie, à Gaza ou encore en Iran.

«Nous sommes confrontés à une forme d’impasse, concède Olga Hidalgo-Weber. De plus en plus de voix plaident aujourd’hui pour une refonte de l’ONU mais l’absence de consensus international sur la question et le droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité empêchent toute réforme en profondeur. Tout n’est cependant pas perdu. Dans les couloirs de l’ONU, beaucoup d’échanges fructueux se font encore de manière officieuse. Cela fait plus d’un siècle que les nations ont compris qu’elles avaient un intérêt à collaborer. Les acquis sont nombreux, en matière juridique, scientifique, humanitaire et même politique et il serait déraisonnable de tout rejeter en masse. Cela étant, pour relever les défis qui nous attendent, il faudra sûrement inventer de nouveaux modèles, notamment en accordant davantage de place à la société civile, comme aux partenariats public-privé qui, à mon sens, seront des acteurs clés dans les décennies à venir.»

 

 

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