Le Journal: En quoi la désinformation représente-t-elle une menace pour la démocratie?
Gilles Marchand: J’aimerais d’abord souligner que l’information n’est de loin pas le seul ingrédient à travers lequel les médias apportent une contribution démocratique. Celle-ci passe aussi par la diffusion de contenus culturels, sportifs ou sociétaux. Je pense, par exemple, à la manière dont nous parvenons, dans un média de service public comme la SSR, à raconter la Suisse à travers la fiction ou notre effort de sous-titrage qui permet de mettre en contact les différentes régions linguistiques du pays. Pour revenir à votre question, dans un régime comme le nôtre, qui implique des participations fréquentes de la population, chargée de se prononcer sur des sujets très éclectiques et parfois très complexes, la qualité de l’information joue naturellement un rôle central. La population doit pouvoir donner son avis en connaissance de cause et se faire une opinion basée sur la réalité factuelle, de façon à ce que cette participation citoyenne soit la plus intelligente et la plus utile possible.
Gilles Marchand. Photo: SRG SSR
Comment maintenir cette exigence lorsque les citoyen-nes se tournent de plus en plus vers les réseaux sociaux pour s’informer?
Les réseaux sociaux opèrent sur un autre registre que celui de l’information. Ils jouent d’abord sur le registre de l’émotion, du sentiment, de l’incitation, de la conviction. Or, si une information peut être vérifiée, bien malin qui déterminera si une émotion est vraie ou fausse. Le fait qu’une partie importante de la population, notamment les plus jeunes, délaisse les médias traditionnels est préoccupant. Cela signifie que ces personnes se documentent quasi exclusivement avec des sentiments et des émotions.
Faut-il aller sur le terrain des réseaux sociaux pour reconquérir ces publics?
Bien sûr, mais cela doit se faire dans le respect de certaines règles. Des formats de ce type ont été développés par la RTS notamment. La forme, la narration, le rythme changent. Mais les exigences professionnelles des journalistes restent les mêmes.
Est-ce que ça marche?
Les résultats en termes d’audience sont en tout cas très intéressants. L’expérience montre qu’il est possible de renouveler nos publics. Nous l’avions fait à la RTS dans les années 2000, en travaillant sur les formats des débats télévisés, à une époque où les réseaux sociaux n’étaient pas encore si populaires. Aujourd’hui, la consultation linéaire des programmes de radio et de télévision est en baisse régulière et structurelle. À l’inverse la consultation à la carte des programmes, pour tous les publics y compris celui du bon vieux téléjournal, est en hausse. Nous devons tenir compte de cette évolution, sans renoncer à nos exigences de qualité. La confiance que nous accorde le public en dépend et il s’agit de notre bien le plus précieux. Mais ces exigences deviennent de plus en plus difficiles à maintenir, pour tous les médias.
Pourquoi?
Les rédactions sont soumises à des pressions énormes en raison de la crise économique que traversent les médias historiques depuis plusieurs années. Les moyens qui leur sont allouées se raréfient. Elles subissent par ailleurs la concurrence des nouveaux médias qui imposent une course de vitesse, en augmentant les risques de diffuser des informations mal vérifiées. À cela s’ajoute une forme de désacralisation de la parole journalistique. Celle-ci a perdu sa position dominante. De nombreuses personnalités politiques préfèrent aujourd’hui publier leur point de vue dans un réseau social plutôt que dans une page opinion d’un journal de référence, parce qu’elles touchent beaucoup plus de monde, avec des contenus qu’elles maîtrisent.
Quels remèdes préconisez-vous pour lutter contre les nouvelles formes de désinformation?
D’abord il faut accepter de ne pas être les premiers à diffuser. Il faut vérifier. La confiance est bien plus importante que la vitesse. Il faut aussi mettre en place des systèmes de vérification des propos en direct. C’est par exemple ce que nous pratiquons avec l’émission Arena de la télévision suisse-alémanique. Des collaborateurs/trices en régie ont pour mandat de vérifier si les informations diffusées par les intervenant-es dans les débats sont conformes aux faits. La correction a lieu en direct ou le lendemain. Enfin, autant il est difficile de qualifier l’objectivité, autant nous devons être irréprochable dans l’intention, sans a priori, sans thèse préconçue.
Est-ce qu'un partenariat comme celui qui s’est établi entre les médias de service public et les universités en Suisse romande peut contribuer à cet effort ?
Certainement. J’ai beaucoup œuvré à ce rapprochement au sein de la RTS, étant persuadé que nous partageons une communauté de destin avec les universités. Nous devons les un-es et les autres nous adresser à la cité. C’est typiquement le cas autour des questions scientifiques que nous sommes amené-es à traiter, comme cela a été fréquemment le cas ces derniers mois. Les journalistes équipé-es pour aborder ces sujets sont rares et les partenariats avec le monde académique nous permettent de combler ce déficit à travers des projets passionnants et assez uniques comme «Avis d’experts» ou, plus récemment, avec la fondation «Initiative for Media Innovation». Je rêve d’une grande émission scientifique en Suisse romande en collaboration avec les hautes écoles. Ce rapprochement entre logique médiatique et académique peut contribuer à une lutte plus efficace contre les fake news et servir les objectifs démocratiques de notre société.