25 septembre 2025 - UNIGE
L’appartenance de l’art questionnée
L’histoire et l’avenir des grandes collections d’art occidentales interrogent nos musées autant que nos consciences. Pour en comprendre les enjeux, l’historienne de l’art Bénédicte Savoy pose un regard éclairé sur l’appartenance des œuvres, le temps d’un livre et d’une conférence.

À qui appartiennent les œuvres d’art exposées dans nos musées? La question semble presque rhétorique et la première réponse qui vient à l’esprit est: «à personne» ou «à tout le monde». Bénédicte Savoy, historienne de l’art et professeure à l’Université technique de Berlin, fait de cette interrogation le point de départ d’une réflexion profonde sur le patrimoine culturel et les contextes géopolitiques qui l’entourent. Son dernier livre, À qui appartient la beauté?, couronné par le Prix européen de l’essai 2025, invite à une prise de conscience sur les systèmes occidentaux de domination et d’exploitation. Elle viendra en débattre à l’Université de Genève le 30 septembre prochain, lors d’une conférence suivie d’une table ronde.
Bouger les lignes
Bénédicte Savoy est reconnue mondialement pour son engagement en faveur de la restitution des œuvres d’art, notamment africaines. Son rapport coécrit en 2018 avec Felwine Sarr (professeur à l’Université Duke et écrivain) à la demande du président français Emmanuel Macron et intitulé Restituer le patrimoine africain a marqué un tournant en France, inspirant une vague de restitutions en Europe et aux États-Unis. À travers son livre À qui appartient la beauté?, issu de cours qu’elle a donnés au Collège de France, l’auteure retrace le parcours de neuf œuvres d’art célèbres et propose une cartographie sensible et complexe destinée à ouvrir le dialogue. En effet, chaque chapitre reconstitue les conditions d’acquisition de ces œuvres tout en invitant à une lecture critique du discours officiel.
La prise de conscience de l’absence
Dans son livre, Bénédicte Savoy décrit les «translocations» des œuvres comme des récits d’aventures, quasiment des films d’action, qui tiennent son lectorat en haleine. Chemin faisant, elle révèle la violence des vols, des dons forcés, des achats inéquitables, des prises de guerre ou de colonisation. Au-delà des objets eux-mêmes, elle dénonce la dépossession culturelle que ces actes symbolisent et les conséquences souvent non nommées de l’absence des œuvres d’art dans les lieux de leur création, non sans rappeler que des générations entières sont privées de la possibilité de les contempler. Et même si le dialogue sur la restitution s’est ouvert récemment, son essai aide à prendre conscience que la souffrance des communautés dépossédées est rarement interrogée.
Par ses écrits, Bénédicte Savoy invite également à prendre en compte ce qu’elle appelle «la présence de l’absence», soit le fait que chaque œuvre exposée dans un musée occidental représente aussi un vide quelque part dans le monde. Pour elle, la contemplation d’une œuvre devrait être accompagnée d’un petit exercice d’introspection, un yoga mental. Elle propose ainsi de prendre un instant en découvrant une œuvre pour se souvenir d’où elle vient, penser à l’endroit où elle n’est plus et à celles et ceux à qui elle manque. Ce geste d’empathie, loin de la culpabilisation, enrichit l’expérience et pousse à questionner les récits officiels qui font du patrimoine un enjeu politique plutôt qu’un bien partagé. Le premier chapitre donne l’exemple du buste de Néfertiti. Le peuple égyptien s’efforce de le reproduire à tout va, mais l’original manque cruellement sur place et particulièrement aux Égyptiennes, puisqu’il est l’emblème de leur combat pour leurs droits.
Rapports de force
Le livre de l’historienne propose également une prise de conscience à grande échelle du rapport de domination perpétué au fil des décennies postcoloniales. Un point crucial de son argument consiste à réfuter l’idée que l’accès «libre et universel» des personnes aux musées européens compenserait la perte pour les pays d’origine. Elle rappelle que la plupart des populations issues des pays où ont été créées ces œuvres n’ont ni les moyens économiques ni les visas pour voyager et venir les voir.
Même si l’auteure se félicite des avancées légales réalisées ces dernières années, elle regrette que le sentiment de supériorité soit toujours aussi présent dans les esprits occidentaux. Elle dénonce la vision selon laquelle seuls les pays «développés» auraient la capacité technique et intellectuelle de conserver des œuvres. Ainsi, l’argument selon lequel les restituer mettrait en danger les œuvres relève d’un pur préjugé néocolonialiste. Pour elle, la restitution n’appauvrit pas, elle rééquilibre, ouvre un espace de dialogue et permet une réconciliation morale.
Pour convaincre son public, elle recourt à une métaphore simple: celui ou celle qui vole un vélo le possède, mais n’en devient pas propriétaire. D’où la nécessité de regarder le passé en face avec transparence et humilité afin de créer une «nouvelle éthique» reliant justice, mémoire et partage culturel. Son livre dépasse ainsi la seule question de la propriété, invitant chacun et chacune à se demander quel monde nous souhaitons transmettre aux générations futures.
Conférence de Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art, Université technique de Berlin, suivie d’une table ronde.
30 septembre 2025 | 18h30 | Uni Dufour
Rue du Général-Dufour 24, 1204 Genève
Entrée libre, sans inscription (dans la limite des places disponibles)