Le testament controversé du maître de l’animation japonaise
Le dernier film de Miyazaki est une fresque historique et romanesque sur l’entrée du Japon dans la modernité. Analyse avec Michael Lucken, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales
Auteur notamment du Voyage de Chihiro et de Mon voisin Totoro, Hayao Miyazaki a suscité la polémique avec son dernier opus, Le vent se lève. Le cinéaste d’animation y porte un regard ambivalent sur les années précédant le second conflit mondial et la montée du militarisme au Japon, à travers le récit d’un jeune ingénieur surdoué qui, pour réaliser son rêve de construire des avions, est amené à pactiser avec l’industrie d’armement japonaise. Une figure inspirée de la vie du véritable concepteur des «chasseurs zéro» de l’armée japonaise, Jirō Horikoshi. Entretien avec Michael Lucken, professeur d’histoire de l’art et du Japon à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris, invité par l’Unité de japonais à donner une conférence à ce sujet le 6 mai.
Comment «Le vent se lève» a-t-il été
accueilli au Japon?
Michael Lucken: Miyazaki avait annoncé
un film-testament. Cela a
donc suscité un intérêt particulier.
Le film soulève par ailleurs des
questions historiques complexes et
certains commentateurs lui ont reproché
d’être trop complaisant avec
les acteurs de l’époque ayant cédé
aux sirènes du militarisme.
Le personnage principal se garde en
effet de prendre position sur l’utilisation
qui est faite de ses recherches.
Comment expliquez-vous cette neutralité
de la part du réalisateur?
On pourrait l’interpréter comme le regard
d’un vieux monsieur nostalgique
sur son passé et celui de sa famille. Les
parents de Miyazaki étaient des industriels
et ils ont travaillé avec l’armée
durant la guerre. Les Japonais ne se
sont pas pour autant alignés comme
un seul homme derrière l’idéologie
militariste. Ils ont été nombreux à la
dénoncer, quitte à s’attirer des ennuis.
Or cet autre Japon n’est quasiment
pas montré dans le film, ce qui
est étonnant. Selon une deuxième lecture,
Miyazaki évoquerait le Japonais
moyen qui, sans être partisan du militarisme,
n’a pas fait preuve de courage
durant cette période et s’est réfugié
dans une position médiane. Mais ce
n’est pas très convainquant non plus.
Y a-t-il une troisième lecture?
Au-delà du cadre historique, on peut
voir de nombreux parallèles entre
l’histoire de son héros et le parcours
personnel de Miyazaki. Lui qui affichait
plutôt, à ses débuts, des opinions
de gauche, une ouverture sur
le monde, a pu se sentir, depuis une
dizaine d’années, instrumentalisé.
On a fait de lui un produit phare du
nouveau nationalisme culturel japonais,
un symbole du «cool Japan»
mis en avant par les gouvernements
Koizumi et Abe. Je crois qu’il en a été
meurtri, tout en étant conscient que
cette publicité a participé à sa réussite.
On rejoint alors le mythe faustien:
pour réussir, l’individu est obligé
de se compromettre. Ce qui ne correspond
évidemment pas au modèle de
l’artiste, héros contestataire, cultivé
en Occident.
Miyazaki brosse un tableau du Japon
pré-moderne empreint de nostalgie.
Est-ce un sentiment partagé dans la
société japonaise?
Il suit la grille historique standard que
se sont construite les Japonais. Mais
il s’agit moins du Japon pré-moderne
que du premier Japon moderne. Cette
période, qui va de la fin du XIXe siècle
à 1923, date du tremblement de terre
de Kantō, marque les débuts de l’industrialisation,
l’arrivée des magazines
étrangers, la rencontre à la fois
brutale et émerveillée avec l’Occident.
C’est aussi une période qui laisse une
large place à l’amour et qui se caractérise
par une certaine émancipation
des femmes, dans un Japon encore insouciant,
travailleur et volontaire.
A travers l’évocation du tremblement
de terre, puis celle de la course à la
réussite technologique, le film ne propose-
t-il pas aussi une réflexion sur le
rapport des Japonais à l’adversité?
J’évite de considérer toute la culture
japonaise sous le prisme de cette
menace du tremblement de terre. Je
préfère considérer chaque période
dans son contexte propre. Cela dit, il
existe clairement une page sombre
de l’histoire japonaise qui s’ouvre en
1923 avec le tremblement de terre et
qui se referme en 1945 avec les bombardements
atomiques. Miyazaki le
montre très bien dans son film. Vivant
pour l’essentiel dans des habitations
en bois, les Japonais se sentent
vulnérables face au feu, ce qu’a mis
en évidence le tremblement de terre.
Ce sont aussi les débuts de l’aviation
et des bombardements aériens. Or le
Japon accuse du retard sur ce plan.
Une logique du catastrophisme se
met alors en place. Pour prévenir la
menace et empêcher que des avions
ne viennent bombarder l’Archipel, les
autorités japonaises décident d’établir
un périmètre de sécurité qui explique
en partie l’intervention en
Mandchourie, puis dans le reste de
la Chine en 1937. Mais cette logique,
parce qu’elle est paranoïaque et violente,
va générer, avec Hiroshima et
Nagasaki, ce contre quoi les Japonais
croyaient se protéger.
| Mardi 6 mai |
Miyazaki face à l’histoire
Conférence de Michael Lucken
18h30 ‒ Uni Dufour