Svetlana Alexievitch ou la «femme-oreille»

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À l’occasion de la venue de Svetlana Alexievitch (lire biographie ci-contre) à l’UNIGE pour la remise d’un Doctorat honoris causa, l’Unité de russe et le Département de français moderne (Faculté des lettres) organisent conjointement une journée d’étude le jeudi 12 octobre. Intitulée «Écrire, témoigner: la littérature au-delà de la littérature», celle-ci a pour objectif d’interroger la force littéraire de l’œuvre de l’écrivaine biélorusse. Entretien avec Jean-Philippe Jaccard, directeur de l’Unité de russe.

Le Journal: Quelles sont les spécificités du travail de Svetlana Alexievitch?
Jean-Philippe Jaccard: Elle a passé sa vie à écouter, au point qu’elle se qualifie d’ailleurs elle-même de «femme-oreille». La centaine de témoignages qu’elle a recueillis pour chacun de ses ouvrages ne résultent pas d’interviews classiques: elle écoute les témoins d’une catastrophe – Deuxième Guerre mondiale, guerre d’Afghanistan, explosion de Tchernobyl – puis organise les récits en leur donnant une forme artistique. Il en résulte un véritable chœur tragique de voix, autour d’une problématique donnée. Des voix qui sont celle des victimes, dans lesquelles Svetlana Alexievitch range aussi les bourreaux.

Pourquoi lui avoir dédié une journée d’étude?
L’œuvre de Svetlana Alexievitch soulève des questions comme celle de la valeur du témoignage dans la littérature ou de la force de son écriture. Son œuvre ne peut être réduite à un acte de militantisme ou de dissidence. Il n’est pas question de nier cet aspect, mais ce sont les questions d’ordre littéraire que cette œuvre pose qui nous intéressent. La journée réunira des spécialistes de la littérature française, de la littérature russe et, plus spécifiquement, de la problématique du témoignage en littérature. Il nous a également semblé important d’y ajouter la voix d’un historien.

Combien de romans disparaissent sans laisser de traces parce que l'on n'a pas su écouter le monde?

Justement, en quoi ce travail d’écriture diffère-t-il de celui de l’historien ou du documentaliste?
Au contraire des sources matérielles que sont le document historique ou le témoignage brut, Svetlana Alexievitch utilise de manière subjective la parole vivante de personnes qui ont la souffrance pour point commun. C’est seulement l’ensemble de ces voix qui, mises ensemble, ont le pouvoir de donner une vérité sur le monde. Dans son ouvrage Derniers témoins, qui porte sur la Seconde Guerre mondiale, Svetlana Alexievitch donne par exemple la parole à des personnes qui étaient des enfants à l’époque. Avec eux, c’est une guerre étrange qui apparaît, déformée par le souvenir, par l’inexpérience d’alors. Le témoignage est donc vrai, mais la démarche est littéraire.

Vous affirmez que l’œuvre pose des questions d’ordre littéraire. Quelles sont-elles?
Il s’agit d’une littérature courageuse, qui dénonce, mais pas seulement. Les écrits de Svetlana Alexievitch possèdent une valeur littéraire en proposant, premièrement, un genre novateur. Ensuite, son travail utilise des procédés d’ordre littéraire, comme celui qui consiste à donner une vision inhabituelle d’un objet pour qu’on le découvre sans a priori, comme si on le voyait pour la première fois. Svetlana Alexievitch présente par exemple la réalité avec une certaine naïveté pour la faire apparaître dans toute son horreur: la guerre devient belle autant qu’atroce, les limites entre le bien et le mal disparaissent, etc. Enfin, ses ouvrages provoquent chez le lecteur des émotions, qui ne se situent pas uniquement au niveau de la souffrance des personnes interrogées. Les images utilisées dans les témoignages ont une valeur poétique immense. Par exemple, après la catastrophe de Tchernobyl, on en vient à enterrer de la terre contaminée. Quelle civilisation est-on pour en arriver là, se demande Svetlana Alexievitch?

Quelle civilisation est-on pour en arriver là?

Son écriture est-elle vraiment singulière?
Il s’agit en effet d’un genre nouveau, difficile à déterminer. L’écrivain biélorusse Alès Adamovitch, que Svetlana Alexievitch désigne régulièrement comme son mentor, parle à cet égard de «roman-oratoire» ou encore de «roman-témoignage». Svetlana Alexievitch, quant à elle, nomme son genre littéraire «roman de voix». Dans son discours à l’Académie suédoise lors de la réception de son prix Nobel, elle demande «combien de romans disparaissent sans laisser de traces parce que l’on n’a pas su écouter le monde?» Svetlana Alexievitch voit des romans partout, porteurs d’une vérité sur le monde. Sa littérature vient ainsi reposer la question de la vérité dans le projet artistique. —

Jeudi 12 octobre

10h-18h – Écrire, témoigner: la littérature au-delà de la littérature
Journée d’étude
2 rue Jean-Daniel-Colladon

20h – Rencontre avec Svetlana Alexievitch
Uni Bastions, B106