3 décembre 2025 - Vincent Monnet
Deux siècles de diplomatie culturelle
Destinée à assurer le rayonnement des États-nations par d’autres moyens que la guerre, la diplomatie culturelle a connu un développement continu, mais aussi d’importantes transformations depuis le milieu du XIXe siècle. Ludovic Tournès s’en fait l’écho dans son dernier ouvrage.

Au même titre que Radio Moscou ou les récits de «voyages en URSS», les tournées à l’étranger du Ballet du Bolchoï font partie intégrante de l’arsenal déployé par la Russie pour favoriser son rayonnement. Image: Alamy
Quel est le point commun entre Radio Moscou, la Coupe du monde de football organisée au Qatar en 2022, la K-pop et la biennale de Venise? Toutes sont ou ont été des véhicules de la diplomatie culturelle. Un champ d’action protéiforme où se mêlent politiques publiques et acteurs privés qui, malgré son omniprésence sur la scène internationale depuis le milieu du XIXe siècle, reste peu étudié. Une lacune que vise précisément à combler Ludovic Tournès, professeur au Département d’histoire générale (Faculté des lettres) avec son dernier ouvrage, qui propose une synthèse sur le sujet à l’échelle mondiale.
«Il a souvent été répété, au cours des années 1990 à 2010, que les États seraient désormais des réalités secondaires dans un monde marqué par la mondialisation post-Guerre froide, avance le chercheur. Or, une des leçons que l’on peut tirer de l’histoire de la diplomatie culturelle est que la mondialisation n’a pas fait disparaître les États, bien au contraire.» Mais de quoi parle-t-on, au juste? Selon la définition qu’en donne Ludovic Tournès, la diplomatie culturelle est «un répertoire d’actions menées par une nébuleuse plus ou moins étendue d’acteurs privés et publics ayant en commun l’objectif d’assurer une présence internationale aux productions d’une configuration culturelle nationale, via un ensemble d’actions volontaristes de diffusion ou d’importation, mais aussi via des coopérations entre deux États ou plus.»
Une concurrence farouche
Indissociable de l’émergence des nations modernes, la diplomatie culturelle vise à l’origine à déployer les mythes qui y sont rattachés dans les territoires colonisés – ou sous domination, pour ce qui est des États-Unis –, en s’appuyant sur des services diplomatiques qui s’émancipent de leur rôle traditionnel (déclarer la guerre et la paix) tout en se professionnalisant. Elle s’est toutefois depuis largement affranchie de ces limites territoriales pour s’épanouir sur l’ensemble du globe faisant désormais l’objet d’une concurrence farouche entre grandes puissances, pays émergents et nations sur le déclin.
Si l’État joue un rôle moteur dans le processus en termes d’organisation et de coordination, la mise en œuvre de toute forme de diplomatie culturelle digne de ce nom implique l’intervention de nombreux acteurs du secteur privé, qu’il s’agisse de fondations, d’organisations non gouvernementales, d’institutions religieuses ou éducatives, d’entreprises impliquées dans la production culturelle ou encore de l’opinion publique. «La répartition des rôles peut varier, résume Ludovic Tournès, mais une division du travail et une forme de synergie entre les deux apparaît comme une constante. Ce qui change selon les pays, ce sont les proportions de cette combinaison.»
Dans cette quête d’influence par d’autres moyens que la guerre, trois champs d’intervention privilégiés se distinguent d’emblée. Le premier est la promotion de la langue nationale par le biais de traductions d’ouvrages ou d’enseignements spécifiques. Dans ce registre, ce sont les missionnaires qui sont en première ligne. On compte ainsi 20’000 congréganistes français à l’étranger à la fin du XIXe siècle, tandis que la Church Missionary Society britannique dispose de 130 missions en 1862 et que 200 sociétés missionnaires étas-uniennes s’activent dans le monde en 1925. En parallèle œuvrent un certain nombre d’organisations dont les liens avec leur gouvernement sont plus ou moins étroits. C’est le cas de l’Alliance française, de la Société Dante Alighieri ou de la Allgemeiner Schulverein für das Deutschtum im Ausland.
Le deuxième axe majeur de la diplomatie culturelle vise à favoriser les échanges scientifiques par le biais de bourses – comme le programme Fullbright américain – et la création d’instituts de recherche à l’étranger tels que l’École française d’Athènes, le Kaiserliche Deutsche Archäologische Institut, l’Institut français d’archéologie du Caire ou la British School of Archeology in Egypt… Ce à quoi il faut ajouter des programmes d’échanges, à l’image d’Erasmus qui constitue le plus important dispositif de ce type jamais créé, avec 3 millions d’étudiants et 350’000 enseignants concernés entre 1987 et 2013 pour un budget qui avoisine aujourd’hui les 25 milliards d’euros.
Enfin, le troisième pan utilisé pour augmenter le rayonnement national est constitué par la mise en valeur des arts et de la production écrite sous toutes ses formes. Un processus qui passe aussi bien par l’organisation d’expositions – thématiques ou universelles – que par des conférences d’écrivains ou des tournées d’artistes (théâtre Nô au Japon, Ballet du Bolchoï en Russie, pour ne citer que ces deux exemples). Sans oublier la promotion des productions cinématographiques nationales, dont l’Italie, la France, le Japon, mais surtout les États-Unis ont fait un abondant usage.
Au fil du temps et des conflits, qui dans ce registre ont souvent joué un rôle de catalyseur, ce répertoire d’action classique s’est toutefois progressivement enrichi de nouveaux vecteurs. C’est le cas du sport, notamment au travers de l’organisation des Jeux olympiques (Berlin en 1936, Tokyo en 1964 ou Pékin en 2008), de la Coupe du monde de football (Qatar 2022, Arabie saoudite 2034) ou d’autres événements de grande ampleur: Grand Prix de formule 1, Open de tennis, etc. Plus récemment, on a également vu apparaître dans l’arsenal de la diplomatie culturelle certains éléments se rattachant à la pop culture, tels que les mangas, les jeux vidéo, les séries TV ou la K-pop.
C’est que dans ce domaine, rien n’est figé. Et si les États-Unis semblent depuis quelques décennies déjà privilégier la voie du hard power à celle du soft power (deux notions à l’égard desquelles l’auteur est très critique), d’autres acteurs sont en train d’émerger par-delà les frontières nationales, à l’image de l’Union européenne ou des pétromonarchies du Golfe. Quant aux nouvelles technologies, et en particulier les réseaux sociaux, elles pourraient bien entraîner une profonde reconfiguration de la diplomatie culturelle telle qu’on l’a connue jusqu’ici comme l’ont fait par le passé les autres médias de masse que sont la presse écrite, la radio, le cinéma ou la télévision.
Ludovic Tournès
«Histoire de la diplomatie culturelle dans le monde»
Éditions Armand Colin 2025
229 p.