4 décembre 2025 - Anton Vos
«La saturation des images mène à la décoloration du monde»
Un colloque organisé à l’UNIGE entre le 8 et le 10 décembre s’intéresse à la couleur des objets et des images qui circulent à travers le temps, l’espace et les cultures.

Trois copies du tableau de la Joconde, une des œuvre les plus reproduites au monde. L'original, peint par Léonard de Vinci au XVIe siècle, une reproduction en noir-blanc, parue dans un journal d'art viennois en 1891, et une pastiche, parue dans l'hebdomadaire «Der Spiegel», en 1959 à Hambourg. Image: DR
Du 8 au 10 décembre, la chaire d’humanités numériques de l’Université de Genève organise en partenariat avec le Musée d’art et d’histoire un colloque sur la «couleur en mouvement». Trois jours durant, des oratrices et des orateurs des quatre coins du monde viendront s’exprimer sur un sujet peu – voire pas – étudié en histoire de l’art, à savoir ce qu’il advient de la couleur lorsque les objets et les images circulent à travers le temps, l’espace, les cultures et les médias. Cet événement clora le projet de recherche du Fonds national suisse «Visual Contagions», dirigé depuis 2021 par Béatrice Joyeux-Prunel, professeure en Humanités numériques (Faculté des lettres) et mené en collaboration avec le projet Artl@s. Explications.
Le Journal de l’UNIGE: D’où est venue l’idée d’étudier la «couleur en mouvement» et qu’est-ce que cela signifie?
Béatrice Joyeux-Prunel: Les spécialistes de l’histoire de l’art et des études visuelles ont beaucoup travaillé sur la circulation des objets, sur la manière dont les gens se les approprient et sur les médiateurs qui permettent la mondialisation de certaines œuvres. Par contre, ils n’ont jamais abordé la question de l’évolution de la couleur dans ce processus. Quand un objet circule, il s’abîme, il est décoloré par le soleil. Mais ses couleurs se modifient aussi quand il est dupliqué. Cela peut changer beaucoup de choses sur la manière dont une image, ou un objet, est reçue, interprétée, appréciée mais aussi sur la manière dont l’original est ensuite rediffusé.
Avez-vous un exemple?
Dans ses mémoires, Salvador Dalí se moque des personnes qui, dans les années 1930-40, copiaient ses tableaux, en particulier La Persistance de la mémoire, son tableau aux montres molles. Il y affirme que les couleurs de ces imitateurs ne correspondent en rien aux originales, car ceux-ci n’ont jamais vu l’œuvre en vrai et l’ont repeinte à partir de reproductions en noir et blanc. Il faut dire que le dalinisme était alors devenu un style. Le peintre catalan a eu jusqu’à une centaine d’imitateurs. Je pense que ce phénomène a influencé Dalí lui-même, qui a fini par faire du dalinisme mieux que les autres. Le peintre surréaliste a graduellement diminué sa palette colorée, peut-être parce qu’il s’est rendu compte aussi que ses œuvres circuleraient mieux si elles étaient adaptables à la reproduction en noir et blanc. Au-delà de l’espace et du temps, les images circulent aussi entre les cultures dont on sait que toutes n’ont pas le même rapport à la couleur. Certaines voient plus ou moins de gradations dans les teintes et y attachent des émotions ou des sentiments différents. La recherche a ainsi montré que des objets sont perçus très différemment selon le contexte culturel à cause de couleurs qui peuvent, par exemple, évoquer le deuil chez les uns et la joie chez les autres.
Quel est l’objectif de ce colloque?
Le colloque «Color in motion» rassemble des spécialistes de l’évolution et de la perception de la couleur dans l’histoire de l’art pour faire le point sur les connaissances quant aux effets de la circulation des objets dans l’espace, le temps et les médias sur les questions de couleur et pour évaluer l’intérêt de ce nouveau domaine de recherche. Personnellement, je suis très intriguée par un effet étonnant de la mondialisation des images: la décoloration du monde. Une étude sur les collections du British Science Museum a notamment montré l’augmentation nette depuis 1800 de la part du gris et du noir dans les objets du quotidien. De même, les peintures des voitures, sur lesquelles il existe des statistiques, sont de plus en plus dominées par le noir, le gris et le blanc. Il se trouve aussi que les gens s’habillent beaucoup en noir. Le noir, c’est peut-être chic, mais c’est tout de même un choix étonnant quand on sait la gamme infinie de couleurs et de nuances que la technologie peut produire aujourd’hui. Et que dire de ces influenceuses et influenceurs qui prônent une sorte de vidange des intérieurs, y compris des couleurs, pour que tout soit entre le blanc, le blond et le beige.
Quelle est la cause de cette évolution?
Une de mes hypothèses, puisque tous les domaines sont concernés, est qu’il peut s’agir aujourd’hui d’une réaction à une saturation de nos environnements par les écrans qui, eux, sont ultra-colorés. Il y a peut-être un besoin cognitif de passer à moins de couleurs. Je pense cependant que cette tendance remonte plus loin, à l’arrivée de la circulation massive des images imprimées. En tout cas, il faut l’étudier.
Ce colloque clôt le projet de recherche «Visual Contagions». Pouvez-vous nous le présenter en quelques mots?
Concrètement, notre projet décrit et analyse la diffusion mondiale de certaines images, notamment par la reproduction, la copie, l’imitation ou le pastiche, en étudiant les circuits et la chronologie de leur propagation. L’objectif est de comprendre les facteurs de succès d’une image, qu’elle soit d’art ou commune, d’appréhender la façon dont sa circulation a contribué à la mondialisation de la culture et d’examiner les liens entre cette diffusion et les concurrences symboliques entre nations ou cultures à certaines périodes. Pour ce faire, nous avons rassemblé un corpus de 18’000 revues illustrées dont nous avons la date et le lieu de publication, le titre et le type (revue d’art, publication généraliste, quotidien, magazine pour les femmes, pour les jeunes…). Nous en avons extrait 16 millions d’images dûment référencées. Nous avons ensuite développé un algorithme, basé sur l’intelligence artificielle, et une interface (Explore, disponible en partie au grand public) grâce auxquels nous pouvons visualiser la circulation de motifs, de sujets, retrouver des duplicatas et des caricatures dans le temps et l’espace. On peut approfondir l’analyse, notamment en regroupant les images par auteur, par style ou par contenu.
Que pouvez-vous en tirer comme information nouvelle?
L’œuvre d’art la plus reproduite, par exemple, est La Joconde de Léonard de Vinci. Ce type de cas assez connu nous permet de valider nos outils: on remarque un pic en 1911, l’année où le tableau a été volé au Louvre, et un autre dans les années 1960, quand la toile a été envoyée aux États-Unis et au Japon. Mais la mondialisation visuelle est surtout passée par le partage de mises en page, la circulation de certains visages et de certaines postures, la répétition de certains objets et de certaines marques. Par exemple, l’objet le plus représenté dans la presse mondiale au XXe siècle, c’est l’automobile. Autrement dit, nous sommes visuellement conditionnés à aimer la voiture. Et quand on compare la présence dans la presse de l’automobile avec celle du cheval ou du vélo, on peut étudier le moment de bascule entre un mode de locomotion et l’autre. On pourrait parler aussi des vues d’avion, dont on remarque qu’elles font l’objet d’une fascination que je qualifierais de civilisationnelle. Nous pouvons également analyser la diffusion de styles, comme le surréalisme, ou d’œuvres particulières. Notre algorithme révèle encore des phénomènes que l’on n’aurait pas pu voir à l’œil nu. En faisant l’analyse de la présence en reproductions dans la presse de l’œuvre de Piet Mondrian, artiste de l’abstraction géométrique qui a eu beaucoup de disciples, on remarque un vide total entre 1935 et 1947. Durant cette décennie, l’abstraction géométrique n’est pas reproduite dans les revues à l’échelle mondiale. On sait que le mouvement a essayé de se renouveler dans les années 1930, face à la concurrence du surréalisme. Mais cela fait vingt ans que j’étudie l’histoire mondiale des avant-gardes et je n’avais jamais remarqué ce creux. Cette omerta contre l’abstraction géométrique dans les revues illustrées m’intrigue. Enfin, c’est en manipulant ces millions d’images que j’ai fini par m’intéresser aux effets de la reproduction en noir et blanc sur la culture visuelle du XXe siècle et donc aussi à ceux de la multiplication des images en couleur. Notre outil d’analyse ouvre des perspectives de recherche formidables. «Visual Contagions» est un projet révolutionnaire. Je ne m’attendais pas à autant de résultats, autant de questions qui s’ouvrent. Grâce à lui, notre travail change d’échelle et nous oblige à lever les barrières disciplinaires habituelles.
Les 16 millions d’images de votre base de données sont-elles «représentatives»?
Oui, elles sont statistiquement représentatives de la circulation des images dans le monde. Certes, tout corpus est biaisé. Pour des questions de droit, nous disposons par exemple de plus de revues datant d’avant 1950 que d’après. De plus, au XXe siècle, tous les pays n’ont pas de publications illustrées. Et pour qu’une revue puisse intégrer notre corpus, il faut qu’elle soit numérisée et accessible gratuitement en ligne. Notre base de données comporte donc des lacunes. Il manque notamment beaucoup de revues d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, en tout cas pour certaines périodes. Mais nous complétons progressivement notre collection. Nous sommes d’ailleurs en train d’y intégrer des revues japonaises, en collaboration avec une équipe de l’Université de Tokyo. Cela dit, d’un point de vue statistique, les tendances que nous avons observées au début, lorsque nous n’avions que 3 millions d’images, sont les mêmes que celles qui se dégagent des 16 millions actuelles.