13 octobre 2020 - Anton Vos

 

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Les scorpions du Mont Wilhelm

Lionel Monod, chargé de cours à la Faculté des sciences, a passé cinq semaines dans la forêt tropicale primaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il en a rapporté des centaines de scorpions qui aideront à mieux comprendre l’évolution et l’histoire de la dispersion de cet arthropode en Asie du Sud-Est.

 

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Rivière sur les terres du village de Bananumbo (Marcus Bundikana, le chef du village, est assis à gauche de la cascade), Papouasie-Nouvelle-Guinée, mai 2019. Image: Lionel Monod/UNIGE

 

La nuit est noire comme de l’encre. À partir de 20 heures, il fait tellement sombre sur les flancs du mont Wilhelm en Papouasie-Nouvelle-Guinée qu’on ne distingue plus rien. Lionel Monod allume sa lampe-torche ultraviolette. Le chargé de cours au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences) et chercheur au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève n’y voit guère plus. Au moins sait-il qu’il se trouve à plus de 2000 mètres d’altitude, au beau milieu d’une forêt tropicale primaire chaude et humide. Avec ses deux compagnons, il s’apprête à suivre en sens inverse le lit d’une petite rivière dont il a remonté le cours durant la journée. Il balaye le sol avec le faisceau de sa «lumière noire» et avance prudemment. Soudain, trouant les ténèbres, une tache fluorescente apparaît: les pédipalpes («pinces») d’un scorpion. Il observe un instant le spécimen. Grosses pinces, petite queue: genre Hormurus. L’animal est inoffensif pour l’humain. D’un geste rapide, le biologiste l’immobilise avec sa main, le saisit et le met dans un récipient qu’il range dans son sac à dos. Première prise. La nuit promet d’être fructueuse.

 

 

En tout, le biologiste genevois rapportera de Papouasie-Nouvelle-Guinée plus de 400 scorpions, conservés dans de l’alcool. Cette expédition de cinq semaines, réalisée au printemps 2019, fait partie d’une recherche de plus longue haleine que Lionel Monod mène depuis 1997, date à laquelle il commence son travail de master à l’Université de Genève.

«Je m’intéresse depuis plus de vingt ans à une famille particulière de scorpions dont les membres sont dispersés dans toute la zone indopacifique, explique le chercheur genevois. À l’époque, on n’en connaissait que six espèces, décrites au XIXe siècle et qui avaient été rattachées à un seul genre. Aujourd’hui, nous avons identifié une centaine d’espèces différentes que nous avons classées en deux genres distincts.» Pour faire le point sur le profond remaniement de cet embranchement méconnu de l’arbre phylogénétique des scorpions, Lionel Monod prépare d’ailleurs une monographie centrée sur un échantillon d’une vingtaine d’espèces nouvelles. L’ouvrage devrait paraître cette année encore.

 

«Liocheles» et «Hormurus»

Les deux genres de scorpions que Lionel Monod a contribué à séparer s’appellent Liocheles et Hormurus. En gros, le premier a colonisé les territoires situés à l’ouest d’une frontière biogéographique virtuelle (la ligne de Huxley) qui passe entre Taïwan et les Philippines, entre Bornéo et les Célèbes puis entre les îles indonésiennes de Bali et de Lombok. Le second s’est dispersé à l’est de cette limite, notamment en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une espèce ne respecte toutefois pas cette séparation. Il s’agit de Liocheles australasiae, qu’on retrouve partout, de l’Inde jusqu’en Polynésie française. Mais c’est un cas particulier, il s’agit d’un scorpion «super vagabond» qui n’a pas besoin de mâles (ou alors vraiment de temps en temps) car les femelles sont capables de se reproduire par parthénogenèse.

«L’objectif de ma recherche est double, souligne Lionel Monod. Il s’agit d’abord d’améliorer nos connaissances de base sur l’arbre phylogénétique de ces scorpions asiatiques. J’essaye donc de découvrir un maximum de nouvelles espèces, de les décrire, de les analyser et de les classer afin de compléter au mieux le puzzle taxonomique. Ensuite, je tente aussi de démêler les liens qui existent entre la répartition géographique de ces espèces et l’histoire géologique de la région. Et pour y arriver, il faut disposer d’un échantillon suffisamment grand pour recouvrir une grande partie de leur aire de distribution.»

En matière de géologie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée est un cas à part. Culminant à 4500 mètres d’altitude, cette grande île est le résultat de l’amalgame, sur des dizaines de millions d’années, de chapelets successifs d’îles volcaniques nées un peu plus à l’est dans l’océan Pacifique, au-dessus de zones de subduction, et inexorablement poussée vers le soleil couchant sous l’effet des forces tectoniques. À chaque fois qu’un archipel vient ainsi s’agglutiner, c’est un nouvel écosystème plus ou moins indépendant qui se déverse sur la masse de terre en développement. La biodiversité actuelle de la Papouasie-Nouvelle-Guinée reflète ces enrichissements régulièrement répétés en nouvelles espèces. Selon les spécialistes, les prochaines îles qui fusionneront avec elle d’ici à quelques millions d’années sont celles de Nouvelle-Bretagne, de Nouvelle-Irlande ou encore de Bougainville.

«Cela faisait longtemps que je voulais me rendre en Papouasie-Nouvelle-Guinée, confie Lionel Monod. Hormurus est un des trois genres de scorpion qui ont colonisé cette île et il est certainement le plus diversifié, probablement en raison de la grande taille de certaines espèces qui leur assure une place assez haute dans la chaîne alimentaire.» L’absence de grands prédateurs explique aussi que le venin des scorpions Hormurus de Papouasie-Nouvelle-Guinée soit davantage adapté à la chasse qu’à la défense. Les toxines sont en effet destinées à tuer leurs proies. Elles sont inoffensives pour les mammifères.

Si le chercheur genevois a attendu si longtemps avant de réserver un premier vol pour Port Moresby, la capitale, c’est qu’il est compliqué d’obtenir toutes les autorisations nécessaires pour une campagne scientifique (cela lui a d’ailleurs été simplement refusé pour la partie indonésienne de l’île). En raison d’une administration peu efficace, les demandes par lettre ou par courrier électronique n’obtiennent pas de réponse, ou alors des mois plus tard.

Âpre rivalité

La Papouasie-Nouvelle-Guinée est aussi réputée dangereuse. L’absence quasi totale d’infrastructures routières et de police à l’intérieur des terres s’ajoute en effet à la propension des Papous à cultiver une âpre rivalité entre eux et à se faire, paraît-il, justice eux-mêmes. Toutefois, après vérification, il se trouve que le taux d’homicides, même s’il est très important, reste 3 à 4 fois moins élevé que dans les villes mexicaines les plus violentes. 
Ayant rassemblé tous les permis nécessaires, Lionel Monod réussit finalement à partir en mai 2019, en compagnie d’un collègue mexicain, Edmundo González Santillán, chercheur à l’Université nationale autonome de Mexico, lui aussi versé dans l’étude des scorpions. Une fois sur place, le premier objectif est le New Guinea Binatang Research Centre (BRC) près de la petite ville de Madang, au nord. Depuis plus de vingt ans, cette organisation de recherche biologique et de conservation est dirigée par le professeur et écologiste tchèque Vojtech Novotny. Son aide est précieuse: il fournit aux chercheurs un guide, une voiture et toutes les informations indispensables pour mener à bien l’expédition.


Le BRC a notamment mis en place un transect d’altitude sur le mont Wilhelm, le plus haut sommet de l’île qui culmine à 4509 mètres. Il s’agit d’une série de «stations» situées dans la forêt tropicale à des altitudes de plus en plus élevées (entre 200 et 3700 mètres).
«Vojtech Novotny connaît bien les Papous de la région auxquels appartiennent ces terres, souligne Lionel Monod. Lui et son équipe sont respectés en retour. C’est très important. Dans chaque village où nous avons séjourné, il a fallu se mettre d’accord avec le chef, payer des porteurs, engager des assistants et défrayer la famille désignée pour nous assurer le gîte et le couvert. C’est notre guide, Salape Tulai, qui s’est occupé de tout cela. Il a été très efficace.»

L’expédition s’avère malgré tout éprouvante aussi bien pour les muscles que pour les nerfs. Près de 150 km de pistes sont avalés en plus de douze heures. Continuellement bordée par une falaise, d’un côté, et par un précipice vertigineux, de l’autre, la route est de temps en temps coupée par un éboulement. Qu’à cela ne tienne, l’équipage creuse à la pelle une encoche pour les pneus extérieurs le long du passage périlleux afin de permettre au chauffeur d’engager le véhicule qui tangue dangereusement en direction du vide. Après une dizaine d’épisodes de ce genre, le dernier glissement de terrain finit par avoir le dessus sur la détermination du chauffeur qui décide – au soulagement des passagers – de ne pas poursuivre plus loin. Les derniers 500 mètres de dénivelés sont ainsi parcourus à pied en deux heures, avec un sac de 20 kg sur le dos, par une humidité de 100% et sur un chemin glissant. Il faut même allumer la lampe frontale en raison de la nuit tombante.

Véritable succès

Les scientifiques passent les deux semaines suivantes à réaliser des prélèvements à différentes altitudes tout en descendant du mont Wilhelm. Ils se mettent en route l’après-midi et font le chemin de retour la nuit. Ils dénichent leurs proies à l’aide de leur lampe ultraviolette. Sous un tel éclairage, on ne distingue que deux choses: les scorpions et certaines espèces d’opilions (arachnides à longues pattes minces).

«Dans l’ensemble, la campagne a été un véritable succès, estime Lionel Monod. Rien que durant ce voyage, j’ai découvert huit nouvelles espèces. Il faut dire que du point de vue de l’évolution, la Papouasie-Nouvelle-Guinée est un terrain de jeu phénoménal. Et 90% de la biodiversité restent encore à découvrir. Mes données permettent aussi de contribuer à résoudre une petite controverse scientifique. Certains géologues affirment en effet que les chapelets d’îles qui ont formé la Papouasie-Nouvelle-Guinée par amalgame étaient en réalité submergées. Mes bêtes, et surtout leurs routes de dispersions géographiques suggérées par les données, disent le contraire.»

 

Article publié dans le magazine Campus

 

 

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