LeJournal: Dans quel contexte s’inscrit votre travail de thèse?
Séolane Bouchoucha: Une collaboration avait déjà été initiée en 2017 entre la Police cantonale genevoise et le MMEF Lab. La réalité virtuelle avait alors été utilisée pour mesurer l’influence du stress et de l’anxiété sur les performances de tir. C’est à la suite de ce premier travail que notre équipe s’est interrogée sur les applications de réalité virtuelle qui pouvaient être développées dans le milieu policier, notamment pour la formation à l’analyse de situations de menace potentielle. Plusieurs versions d’environnements virtuels ont ensuite été développées par Yvain Tisserand du MMEF Lab dans cette perspective, incluant l’outil utilisé pour mon travail de thèse.
Comment peut-on se former à de telles situations?
L’interprétation d’une menace s’organise dans un temps très bref, celui de la réaction. La réponse donnée repose sur un entraînement technique et tactique, mais aussi sur le développement de compétences psychosociales, comme la préparation mentale, la régulation du stress ou la capacité à revenir sur son expérience. La prise de décision est en réalité le fruit d’une construction, dans laquelle interfèrent sa propre expérience, ses préjugés ou son état émotionnel. La réalité virtuelle permet de comparer la perception subjective de l’agent-e avec la réalité objective de la situation. Se questionner sur les éléments qui ont amené à mettre en place telle action plutôt que telle autre peut aider à réobjectiver sa perception de la situation, sans biais de jugement.
Comment s’est organisé votre travail?
La première partie de ma thèse passe en revue la littérature sur la régulation émotionnelle et du stress, l’usage abusif de la force, l’analyse des situations menaçantes et la prise de décision en milieu policier, un contexte particulier où les enjeux sont institutionnels et judiciaires mais aussi sociaux. Dans un second temps, l’environnement développé et la méthodologie d’entraînement en cours de validation ont été testés par 40 policiers/ères formateurs/trices, qui m’ont aidée à aiguiser l’outil et à définir les variables clés à observer, sachant que la réalité virtuelle ne peut pas tout reproduire.
Maintenant que l’outil a été testé, il s’agit de l’améliorer et de démontrer l’efficacité de l’entraînement. Comment allez-vous procéder?
Nous allons travailler avec des aspirant-es de police qui ont peu d’expérience dans le domaine de l’intervention et comparer les résultats de la méthode traditionnelle d’entraînement avec ceux obtenus grâce à la réalité virtuelle afin de voir si cette dernière apporte une plus-value. La dernière phase consistera à valider le transfert des compétences acquises en réalité virtuelle sur le terrain où les scénarios sont bien plus complexes.
Concrètement, comment se déroule une session d’entraînement?
Six scénarios ont été mis en place dans le cadre de cette expérience. À chaque fois, le/la policier/ère est appelé/e pour une situation analogue – une personne suspecte dans un souterrain – mais les informations données varient. Quand l’agent-e se rend sur place, l’individu contrôlé va avoir un niveau de résistance qui varie lui aussi, de «très coopératif» à «agressif avec une intention de nuire physiquement». L’avatar peut par exemple avoir une clé à molette dans la main, invectiver l’agent-e ou chercher à s’en approcher. Les composantes de la menace – la volonté, les possibilités et les moyens d’agir – changent à chaque fois. L’agent-e peut, quant à lui/elle, échanger avec l'avatar, exiger son obtempération, le fouiller ou décider de le repousser. Il/elle peut aussi saisir son spray au poivre, utiliser son bâton tactique, menotter le/la suspect-e, sortir son arme à feu ou encore appeler du renfort.
Sur quelles bases évaluez-vous les performances des agent-es?
Deux scores sont mesurés: les actions préventives mises en place lors d’une intervention et la proportionnalité des moyens utilisés. L’intervention se décompose en quatre phases – anticipation, premier contact, échange et clôture – et, pour chacune d’entre elles, des actions préventives peuvent ou doivent être mises en place sur le plan technique, tactique et des compétences psychosociales. Plus ces actions sont nombreuses et adaptées au contexte, plus il sera facile pour l’agent-e d’arriver à la désescalade du conflit ou du moins de ne pas se laisser happer par la situation. La réalité virtuelle permet de quantifier ces actions de manière objective, mais aussi d'évaluer le ressenti et la perception du policier/ère par le biais de questionnaires d'auto-évaluation. Concernant son état émotionnel et sa perception de la situation, il/elle répondra à des questions liées à son vécu subjectif ainsi qu'à sa lecture du vécu et des intentions de l'avatar. En ce qui concerne la proportionnalité, des standards internationaux qui fixent la réponse à donner en fonction du niveau de résistance du/de la citoyen-ne sont utilisés pour évaluer ce que l’agent-e a mis en place.
Quels avantages apporte l’utilisation d’un environnement virtuel pour développer des compétences dans la population policière?
L’analyse de la menace et les décisions qui en découlent sont des aspects qui sont très difficiles à développer en formation policière, pour des questions de temps et de moyens à disposition mais aussi parce que ce sont des éléments qui ne sont pas faciles à objectiver. La réalité virtuelle permet non seulement de capturer un grand nombre de mesures (distances, temps de réaction, trajectoire de l’analyse visuelle), mais également de répondre aux besoins en matière d’apprentissage (évaluation du stress et des émotions, autoévaluations, feedback semi-automatisé, etc.), ce que la formation classique n’est pas en mesure de fournir. L’outil permet aussi de tester différentes réactions, de faire varier rapidement les environnements (urbain, intérieur, souterrain,…) et les protagonistes (ethnicités, âges, genre,…), et permet de mesurer sa propre progression d’une session à une autre (auto-évaluation). Enfin, dans une culture où l’erreur est perçue comme négative, un tel outil permet également d’expérimenter les conséquences en cas de mauvais choix sans être mis en danger.