8 juillet 2021 - Jacques Erard

 

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Grâce au numérique, un texte écrit il y a quatre siècles retrouve son véritable auteur

Professeur à l’Unité d’espagnol (Faculté des lettres), Abraham Madroñal a récemment découvert une pièce de théâtre datant du XVIIe siècle et inconnue jusqu’ici. Selon ses recherches, mêlant philologie et stylistique computationnelle, l’auteur de ce mystérieux texte n’est autre que Lope de Vega.

 

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Portrait de Félix Lope de Vega attribué à Eugenio Caxés (1574-1634)


Lope de Vega (1562-1635) est un monument de la littérature espagnole. Aussi, lorsqu’un chercheur de l’Université de Genève débusque récemment ce qui pourrait être une œuvre clé de la période de maturité du dramaturge dans les collections de la Bibliothèque nationale d’Espagne, la découverte met le monde culturel en émoi: la nouvelle est diffusée en prime time par le téléjournal de l’une des principales chaînes de télévision espagnoles et reprise par de nombreux médias, y compris par The Times, le quotidien britannique d’audience internationale.

 

L’étude du chercheur, le professeur Abraham Madroñal, possède il est vrai tous les ingrédients d’un bon polar. À commencer par la notoriété du personnage principal, figure incontournable du siècle d’or espagnol, à la stature comparable à celle de Shakespeare ou de Molière. Auteur d’un nombre incalculable de pièces de théâtre, dont quelques centaines ont été conservées, Lope de Vega renouvelle le style dramaturgique de son époque en créant la comedia nueva et en insufflant un ton souvent satirique et parodique à ses œuvres, élément capital de l’enquête menée par le professeur espagnol. Il y a ensuite une fausse piste: sur l’imprimé découvert par le chercheur figure, comme auteur de la pièce, un acteur contemporain de Lope de Vega, Miguel Bermudez. À cela s’ajoute la méthode employée. Abraham Madroñal s’est appuyé sur une technologie numérique de pointe pour établir la vérité. Le tout s’inscrivant sur fond d’intrigue politique impliquant des personnages éminents du début du XVIIe siècle espagnol, dont le roi Felipe IV, ce qui expliquerait, selon le chercheur, la fausse attribution du texte.

 

Une rivalité d’écrivains

photo-madronal-1420x1800-légende-J.jpgLa pièce découverte, Yo he hecho lo que he podido, Fortuna lo que ha querido (J’ai fait ce que j’ai pu, Fortune ce qu’elle a voulu), met en scène une poignée de protagonistes historiques du début du XVe siècle parmi lesquels le roi Alfonso V d’Aragon, qui préside à la conquête de Naples et de la Sicile mais est fait prisonnier par le duc de Milan lors d’une bataille. Ce dernier s’est attaché les services du milicien espagnol Carlos de Cardona, héros de la pièce, dont tombe amoureuse une certaine Isabela également convoitée par le duc… Jusque-là, rien de particulièrement intriguant, si ce n’est que la pièce contient une référence humoristique au livre d’un auteur contemporain de Lope de Vega, El Fénix, de José Pellicer — El Fénix de los ingenios (le phénix des écrivains) étant le surnom donné au grand dramaturge madrilène. «Cet ouvrage présente une critique de Lope de Vega, explique Abraham Madroñal. Pellicer est tenant d’un certain conservatisme littéraire, en continuant la manière du ‘cultisme’ associé au baroque espagnol.» Le ton très satirique et parodique sur lequel est mis en scène cet aspect dans Yo he hecho, laisse entendre que l’auteur en veut à José Pellicer. Ce dernier vient d’ailleurs d’obtenir le poste d’historien officiel du roi, une position convoitée de longue date par Lope de Vega. Voilà pour les premiers indices.

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L'édition de Yo he hecho lo que he podido, Fortuna lo que ha querido retrouvée par Abraham Madroñal à la Bibliothèque nationale d'Espagne et, à droite, la nouvelle édition réalisée par le chercheur de l'UNIGE.

À la lecture de la pièce, Abraham Madroñal est également frappé par l’emploi de tournures de phrase et de mots particuliers qui apparaissent de manière récurrente dans les œuvres tardives de Lope de Vega, comme l’adjectif «gamenoso», référence à une plante typique de la région de Cordoue. L’ouvrage contient par ailleurs un long poème, une romance, qui figure également dans La Dorotea, pièce de Lope de Vega datant de 1632, soit peu après la date de publication estimée de Yo he hecho. Il n’en faut pas plus pour éveiller la curiosité du chercheur qui décide alors de se tourner vers la statistique et la stylistique computationnelle.

 

La vérité stylistique en chiffres

Outil informatique utilisé dans la recherche littéraire et philologique, la stylistique computationnelle permet l’identification et l’extraction automatiques de motifs stylistiques caractérisant un texte, comme le recours à un lexique, à une morphologie ou à une métrique particuliers. Dans le cadre de ses recherches, Abraham Madroñal a eu recours à une base de données contenant plus de 2700 comedias du siècle d’or espagnol.

«L’analyse stylométrique d’une pièce de Lope de Vega comme Las dos bandoleras montre qu’elle peut être mise en relation avec de nombreux textes de différents auteurs comme Velez de Guevara ou Tirso de Molina. La même analyse pour Yo he hecho affiche des références qui pointent presque toutes vers Lope de Vega», constate Abraham Madroñal. Autre aspect important: la métrique, puisqu’il s’agit de théâtre classique écrit en vers. «La métrique employée par Lope de Vega varie d’une étape à l’autre de sa carrière, poursuit le chercheur. Dans la dernière partie de sa vie, correspondant à la période de publication de la pièce attribuée à Miguel Bermudez, il recourt principalement aux redondillas (40%) et à la romance (39% ), deux types de strophe de la métrique espagnole. Or Yo he hecho s’avère très proche, avec 42% de redondillas et 33% de romance.

 

Un mobile bien compréhensible

Mais surtout, le regard d’Abraham Madroñal s’est fixé sur une strophe de la pièce, écrite dans la forme très caractéristique Ovillejo, que Cervantès est le premier à utiliser et apparaissant à une fréquence de 1,47% seulement dans la nouvelle pièce de Lope de Vega et jamais dans le reste de son œuvre. Les recherches d’Abraham Madroñal ont révélé que ces 40 vers d’Ovillejo apparaissent mot pour mot dans le Códice Pidal, un codex autographe de Lope de Vega inconnu du vivant du dramaturge. Pour le chercheur, il s’agit là de la preuve définitive que Yo he hecho a été écrite par Lope de Vega et non pas Miguel Bermudez. Hormis lui, personne n’aurait pu avoir connaissance de ces lignes manuscrites.

Pour quelles raisons le Fénix de los ingenios n’a-t-il pas souhaité que l’œuvre lui soit attribuée? Afin de résoudre cette dernière énigme, il faut faire intervenir le contexte politique qui sert de trame de fond à l’intrigue de la pièce. À travers les personnages historiques mis en scène, l’auteur pointe clairement vers des figures contemporaines de l’écriture. Lope de Vega est très ami avec un milicien espagnol, le général Gonzalo de Córdoba y Cardona. Celui-ci est le frère du duc de Sessa, protecteur du Fénix. Le général, qui s’est illustré à plusieurs reprises sur des champs de bataille, est toutefois vaincu par les Français dans le siège de la ville de Casal en 1629. Cette défaite a fortement déplu au monarque Felipe IV. Son frère tombé en disgrâce, le duc de Sessa demande à Lope de Vega d’écrire une pièce pour rappeler au roi les services rendus par la famille Cardona. Cette pièce, Yo he hecho lo que he podido, Fortuna lo que ha querido, sera vraisemblablement jouée lors de festivités à Saragosse en janvier 1630, en présence du roi d’Espagne, qui goûte très peu ses accents parodiques. Fuyant les ennuis, Lope de Vega se serait arrangé pour en attribuer la paternité à Miguel Bermudez, s’assurant ainsi quatre siècles de sérénité. Jusqu’à la découverte d’Abraham Madroñal.

 

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