9 décembre 2021 - Alexandra Charvet

 

Vie de l'UNIGE

«Un heureux hasard du destin»

En 2016, l’Université s’était fortement mobilisée pour éviter le renvoi vers la Russie de Dagun Deniev, un étudiant tchétchène. Celui-ci vient d’achever ses études en remportant un prix pour l’excellence de son mémoire de master.

 

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Dagun Deniev. Image: DR


«Notre famille a dû fuir la Tchétchénie à la fin de 2010 en raison des activités de ma mère. Elle avait déjà été enlevée deux fois pour des interrogatoires musclés et nous vivions sous la constante menace de voir les forces de sécurité faire irruption chez nous, c’était devenu invivable.»

C’est dans un français qui ferait bien des envieux/euses que Dagun Deniev raconte son histoire. Alors qu’il vient de voir son mémoire de master récompensé par le prix Marcel Compagnon de la Faculté des lettres, il se souvient d’un départ difficile: «Les Tchétchènes ne peuvent voyager facilement nulle part, personne ne veut d’eux. La suspicion des douaniers des différents pays que nous avons traversés était énorme, notamment en Pologne et en France.»

Si la famille choisit la Suisse comme destination finale, c’est surtout pour se retrouver le plus loin possible de la Russie. «Nous ne voulions pas non plus aller dans une région où le climat serait trop différent de celui de la Tchétchénie», rajoute Dagun. Alors qu’il menait des études de journalisme à l’Université de Grozny, Dagun intègre une classe d’accueil au Collège Rousseau à son arrivée à Genève, puis la classe d’intégration du Collège et École de commerce Émilie-Gourd où il restera une année. «C’était très difficile pour moi, se souvient le jeune homme. Non seulement, je ne parlais pas le français, mais je ne le comprenais même pas. Ce "bain de langue" m’a cependant permis de rejoindre l’UNIGE en 2013, où j’ai obtenu, en une année, le Diplôme d’étude de français langue étrangère (DEFLE).»

 

En 2014, le jeune Tchétchène enchaîne avec un Bachelor ès lettres, en français langue étrangère et en études russes. Fin 2016, suite au refus de sa demande d’asile, il est placé en détention administrative à Frambois, menacé d’un retour en Russie par vol spécial. S’étant exprimé publiquement pour défendre la langue et le peuple tchétchènes, le jeune étudiant est inquiet quant à son sort s’il est remis aux autorités russes. «Je publiais sur le web des articles critiques sur la situation en Tchétchénie, explique Dagun. J’ai toujours été un indépendantiste invétéré, ce qui est considéré comme un crime en Russie.» La communauté universitaire se mobilise alors pour que son renvoi ne soit pas exécuté. L’intervention de l’Université – «un élan de solidarité qui m’a permis de sortir de cette situation» – est récompensée puisque le jeune homme est libéré peu avant Noël. Le soutien apporté par le Rectorat, avec la garantie d’octroi d’une bourse d’études et d’un logement universitaire, permet le renvoi de la demande d’asile à Berne.

Dagun termine son bachelor en 2018, puis se lance dans un Master en langue, littérature et civilisation russes. Son mémoire est consacré à deux romanciers contemporains russes, Zakhar Prilepine et Arkadi Babtchenko, qui relatent leurs expériences militaires en Tchétchénie à la fin des années 1990. «À certains égards, leur écriture s’inscrit dans la droite ligne de la littérature coloniale russe du XIXe siècle, à l’époque où la Russie impériale conquérait le Caucase du Nord, dont fait partie la Tchétchénie, détaille le jeune diplômé. Mais à la différence des auteurs d’autrefois – comme Mikhaïl Lermontov ou Léon Tolstoï – qui faisaient preuve de compassion envers leurs adversaires caucasiens et qui avaient créé des personnages indigènes hauts en couleur, Prilepine et Babtchenko n’ont rien vu d’humain dans leurs ennemis, décrits comme une masse indistincte de sous-hommes. Leur écriture est marquée par l’intolérance et le rejet d’autrui. Cela m’a frappé qu’au XXIe siècle, les mentalités aient pu autant régresser et devenir si brutales et réactionnaires.» Son mémoire, qu’il rend à l’été 2021, est salué pour son excellence.

Âgé de 29 ans, le jeune diplômé souhaite désormais se consacrer à l’enseignement du russe, que ce soit au collège ou à l’Université. Bénévole à l’Université populaire du canton de Genève, il assiste également l’enseignement du russe à la Maison des langues de l’UNIGE. «J’ai la ferme intention de rester à Genève, précise Dagun. Je me suis battu avec acharnement pour obtenir un permis de séjour, qui m’a finalement été délivré à l’été 2020, ce n’est donc pas maintenant que je vais partir.» Quand on lui demande ce qui l’a marqué à son arrivée en Suisse, il rit: «L’habitude qu’ont les Genevois-es de se moucher bruyamment où qu’ils soient m’a énormément surpris. C’est un geste dégoûtant pour tous les ressortissant-es de l’ex-Union soviétique. Maintenant, non seulement je m’y suis habitué, mais je le fais également, preuve que je me suis bien intégré». Il se souvient aussi d’avoir été frappé par la politesse régnante, «comme cette façon de retenir la porte pour laisser passer la personne qui suit, un petit geste très agréable qui n’existe pas en Tchétchénie, même si les gens y ont une très haute opinion d’eux-mêmes en matière de respect mutuel».

Amoureux de la littérature française, Dagun Deniev est ravi que ce soit la Suisse francophone qui l’ait accueilli, «un heureux hasard du destin». En effet, les innombrables romans d’Alexandre Dumas père, traduits en russe, garnissaient les rayonnages de sa bibliothèque en Tchétchénie, ainsi que la série Les Rois maudits de Maurice Druon, les œuvres complètes d’Anatole France ou encore Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Le Père Goriot d’Honoré de Balzac ou Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. «Je m’enorgueillis d’être probablement le seul russophone contemporain à avoir lu ce dernier livre, tant il est volumineux et ennuyeux», s’amuse le jeune homme.

 

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