Vers une logique des significations ()

Chapitre III.
Le carrelage 1 a

A en revenir aux implications entre actions, la recherche qui suit présente le double intérêt de porter à la fois sur un problème pratique et sur des combinaisons de formes géométriques. Le premier consiste à demander aux sujets de couvrir le sol d’un carrelage tel qu’il ne subsiste aucun trou ou espace vide entre les catelles (carreaux) et qu’on puisse continuer sans frontières l’assemblage ainsi construit d’abord à petites dimensions. Quant aux catelles, elles sont de formes géométriques variables (fig.3): des carrés C (jaunes), des pentagones P (bleus), des hexagones H (rouges), des triangles isocèles T (blancs). C, P et H (ainsi que la base de T) ont une longueur identique pour leurs côtés (8 cm) et les angles de T sont calculés de telle façon que cette forme peut prolonger P sur un de ses côtés. Toutes ces figures sont à la disposition du sujet qui peut alors les disposer, soit en n’utilisant que des éléments de même forme (un carrelage composé de seuls carrés C est alors celui qui est le plus facile à construire sans lacunes, tandis qu’avec les seuls pentagones P cela n’est pas possible), soit en mélangeant les formes de diverses manières, par exemple en comblant au moyen de triangles T les intervalles laissés vides au sein de réunions de pentagones.

 

Figure 3

 

On peut alors analyser deux sortes d’implications entre actions. Les premières ne portent que sur les anticipations de ce que donneront des assemblages de mêmes figures : par exemple, prévoir que des juxtapositions de carrés donneront des carrelages sans lacunes et surtout, ce qui n’est pas pareil, prévoir que si cela est possible sur une petite surface, on peut continuer de même indéfiniment, tandis que des pentagones juxtaposés laisseront des « trous » non couverts et que cela n’y changera rien si l’on en juxtapose un plus grand nombre.

Mais il est d’autres formes d’inférences plus intéressantes. Si l’on peut faire un carrelage complet avec des carrés seuls, sans triangles, ce que nous noterons C . T ou avec des T seuls sans C, soit T. C, est-il possible de les combiner, donc :

(T . C) \/ (C . T) → (T . C) = réussite R

de mĂŞme que

(T . P) V (P . T) → (T . P) = R

tandis que _ __

(C . P) V (P . C) → (C . P) est impossible (R).

Ces inférences soulèvent les questions suivantes : le sujet, ayant réussi à construire un carrelage avec les seuls T ou avec les seuls C, en conclut-il qu’il pourra en faire un sans lacunes avec les T et les C combinés ? S’il réussit avec les T . P réunis, cela prouve-t-il qu’il le pourrait avec les P seuls, ce qui n’est pas le cas, ou avec les T seuls, ce qui est aisé ? Et si les T . P sont possibles, cela entraîne-t-il la réussite avec C . P, ce qui est exclu ? En ces cas les inférences portent sur les combinaisons et leurs relations avec les assemblages homogènes (x seuls), ce qui suppose des anticipations bien plus complexes et tardives.

Il va de soi, par ailleurs, que nous retrouverons en cette recherche les seize opérations binaires dont il a été question au chapitre précédent.

Quant aux niveaux, nous n’en distinguerons que trois dont les critères sont nets.

1. Le niveau I

Les sujets de ce premier palier ne réussisent à construire des carrelages sans trous qu’avec des carrés et même sans en inférer qu’on pourrait les continuer indéfiniment, donc en échouant encore à cette récurrence élémentaire :

NAD (6 ;7) réunit six carrés en un rectangle : « Comme ça on peut faire. - Tu peux toujours en mettre sans laisser de trous ? - Non, je crois pas (en rajoute sur le long côté). - Alors tu peux continuer ? - Oui (arrive à douze). On peut continuer comme ça, faire encore plus grand. - Alors aussi grand que tu veux ? - Non ». « Si tu en mets deux comme ça (un carré en dessus d’un autre, en rectangle), comment les appelles-tu ? - Un triangle parce que ça a une hauteur. - Comment sais-tu si (une figure) c’est un carré ? - Parce que ça a la forme d’un carré. - Et ça (un rectangle de 5 X 6 qu’elle a construit)? - Pas complètement ». Avec des hexagones et trois carrés elle fait un long serpent, puis des fleurs avec lacunes triangulaires entre les pétales : elle en montre une et dit : « Après je veux faire (c’est-à-dire mettre) quelque chose là. - Tu pourras boucher tous ces trous (il n’y en a que quatre)? —  Non, je crois qu’on pourra jamais le faire : il y aura toujours des trous ».

DAN (6 ;8) débute par une belle couronne de dix P accolés par leurs côtés et laissant donc un large trou à l’intérieur de cette figure. Il essaie de le boucher avec trois pièces : « Non, on ne peut pas parce que là et là (montre les lacunes restantes) elle est pas de cette forme ». 11 aligne alors dix-sept P en deux rangées parallèles et séparées par un espace où il met encore neuf P : « On ne peut pas ». Il se refuse à employer des éléments d’autres formes (H), mais ensuite il fait un nouveau carrelage avec des H seuls et constate que cela marche « parce qu’elles ont toutes la même forme », ce qui est donc contradictoire avec ce qu’il admettait pour les P. « Et avec les deux (P et H ensemble)? - Avec les H oui mais avec les P non ». Il construit des rosaces avec un H au centre entouré de P et conclut qu’« on ne peut pas couvrir. - Pourquoi ? - Parce que là (Hj c’est pas carré ».

COR (7 ;9) s’achemine vers le niveau II, mais sans surmonter suffisamment les difficultés du niveau I : elle débute avec les C et un carrelage rectangulaire de dix-huit éléments : « On pourrait continuer ? - Peut-être, ouais, des fois pas. - Pourquoi ? » Elle ajoute à son rectangle un appendice vertical de trois C et un horizontal de trois C, puis les accole à la figure initiale mais avec un décalage de position tel qu’un côté des carrés accolés ne corresponde qu’à deux demi-côtés de la figure centrale. Puis, avec les H, elle réagit comme Dan et avec un mélange de C et de H ne donne que des surfaces ou des alignements très irréguliers.

Ces réactions initiales sont surtout remarquables par le défaut d’anticipations dont elles témoignent d’un bout à l’autre des interrogations, à tel point qu’on pourrait supposer que ces sujets n’ont pas compris la consigne de supprimer toute lacune. Or, ce n’est nullement le cas. L’exemple le plus curieux est celui des carrés, car, s’il est évident qu’à six ans l’enfant comprend la possibilité de prolonger toute suite linéaire (telle que n → n + 1), Nad et encore Cor semblent bloquées à l’idée d’agrandir sans fin une surface même aussi simple et sans lacune qu’un ensemble de carrés juxtaposés de façon régulière dans les deux dimensions. D’autre part, tout en projetant de « mettre quelque chose là », en fait en quatre petites lacunes triangulaires, Nad conclut péremptoirement : « On ne pourra jamais le faire : il y aura toujours des trous ». Une réaction bizarre est, sans perdre de vue que le but est un carrelage, de commencer par un long serpent, etc. En un mot, le propre de ce niveau I est l’empirisme dont se contentent les sujets, avec un minimum d’inférences presque toutes injustifiées, comme lorsque Dan pense qu’en entourant un H de carrés cela couvrirait mieux le tout qu’avec des P.

2. Le niveau II

Dès sept-huit ans en moyenne, on assiste à certains progrès inférentiels et à certaines combinaisons d’éléments de formes différentes :

PAU (6 ;9) débute par une fleur : un H entouré de T posés sur leur base, mais pour savoir si on peut continuer elle enlève les T. « On peut continuer comme ça ? - Oui. - Comment l’expliquer ? - Moi je sais pas mais je suis sûre (!) ». Elle en met environ cinquante : « C’est sûr maintenant qu’on peut continuer, tu vois ». Elle serre ensuite environ vingt-quatre T en une figure irrégulière mais sans lacunes, puis arrange mieux le tout. Avec les P elle fait une grande couronne et pour remplir l’espace vide intérieur elle remplace les H par des T disposés en cercle (sommets concentriques).

XAV (7 ;5) débute avec les T seuls en une forme d’ensemble irrégulière, et comble les lacunes avec d’autres T sans s’occuper de la figure que prend le tout. Il en conclut : « Je pourrais toujours continuer comme ça. Je crois qu’il n’y aura pas de trous parce que comme ça c’est serré. - On pourrait couvrir toute la chambre ? - Oui, c’est possible de faire ça dans toute la chambre ». 11 change alors de forme d’ensemble et construit une belle rosace de huit T dont les sommets sont réunis en un même centre, mais ensuite il se critique lui-même : « On pourra toujours boucher les trous ? - Ca ne bouche plus quand c’est rond (en tant qu’inséré en un espace carré comme est la chambre). On pourrait faire un plus grand carré (il assemble quinze C en un grand rectangle et dit qu’ainsi on peut continuer). - Et avec les C et les 7 ? - Non, on peut pas », mais il le fait bel et bien en juxtaposant par l’un de leurs angles deux carrés de quatre et en garnissant les intervalles avec des T serrés.

BEA (7 ; 10) ne bouche pas les trous avec des P en couronnes, tandis qu’avec H elle voit d’emblée qu’« on peut continuer, continuer ». Après avoir réussi avec des C et des T, elle conclut : « Avec des T seulement j’arrive, avec des C seulement j’arrive, mais pas avec les C et les T (réunis) 2 ». Elle se livre à un essai spontané de P et C : une couronne de P et avec au milieu un C et quelques T : elle échoue, mais réussit avec un H et des Tt « Je continuerais toujours comme ça ».

AUG (8 ; 10) fait d’abord une couronne de P sans savoir comment remplir l’intérieur, mais ensuite il est le premier à mettre quatre P côte à côte avec sommet vers le haut, surmontés d’autres avec sommet vers le bas, puis de placer des T dans les intervalles supérieurs ou inférieurs : « Et après on peut continuer ». Pour trois H réunis en arc de cercle, il voit que la lacune intérieure de l’arc a elle-même une forme de H, d’où : « On pourrait continuer beaucoup : c’est à cause de la forme (en montrant cette place vide) ». En continuant les T et les H : « Je ne sais pas si ça pourrait aller : oui, peut- être. - On sait qu’avec les T on peut et avec les H aussi. Ce n’est pas normal qu’on puisse avec les deux ? - Non, ce n’est pas sûr, il faut essayer ».

PAC (8 ;9): sept H avec des C collés aux côtés extérieurs : « On peut boucher ? - Non, chaque fois qu’on rajoute un C ça formera un autre trou ».

BEN (9 ; 10) met trois H serrés en une forme rectangulaire et dit comme Aug : « On peut toujours en mettre là parce que le trou a la même forme (en H) ».

JOS (9 ;8): quatre P et quatre T : « Ici on peut continuer avec des T ». Elle conclut : « Avec les T seuls on peut réussir (B), avec les P seuls on ne peut pas (R = juste), avec les P et les T ensemble on ne peut pas (R = faux), avec les T et les H on ne peut pas (R = faux) et avec les P et les H on ne peut pas non plus (R = juste).

L’intérêt de ces réactions est le développement des inférences sous la forme d’implications entre actions intervenant soit dans l’anticipation des figures à construire, soit dans les déductions d’une continuation possible. Sur le premier point, les anticipations d’ensemble sont rares et les sujets prévoient surtout, au vu des lacunes subsistant, comment ils vont les boucher. Sur le second point, par contre, une implication très générale est que, sauf en cas de formes circulaires subsistant comme telles (Xav), toute surface obtenue sans trous implique que l’on puisse toujours continuer de même. Quant aux raisons de ce prolongement possible, Pau « ne sait pas mais en est sûre ». Par contre, dans le cas de Aug et Ben avec des H seuls, la raison qu’ils découvrent est que les lacunes subsistant ont elles-mêmes la forme de H. Inversément, les sujets voient bien que des P entourés de carrés collés contre leurs côtés communs ne couvriront jamais tout puisque « chaque fois qu’on rajoute un C cela formera un autre trou » (Pac). Mais malgré ces divers progrès, les déductions propres à ce niveau demeurent insuffisantes et cela en particulier lorsqu’il s’agit de prévoir les combinaisons de deux catelles de formes différentes U os à encore neuf ans).

3. Le niveau III

C’est à ce dernier palier que les inférences et implications entre actions jouent un rôle décisif tant par leur rigueur que leur fécondité :

MAC (11 ;4) fait deux rosaces avec des T concentriques, mais comble l’intervalle qui les sépare en mettant d’autres T : « On peut continuer (sans trous)? - On peut continuer pour avoir une surface indéfinie parce que ça se ressemble toujours et je puis imaginer que cette surface est très grande : on peut démontrer que ça deviendra infini comme ça. - Pourquoi ? - Parce que ça remplit tout, donc si on continuait ce serait la même chose ». 11 refait une surface, cette fois symétrique : « Pourquoi ? - Toutes les formes qui ont un côté droit : on peut les plier en deux parties qui font des axes de symétrie. Je crois qu’on peut les faire ». On lui dessine alors une figure à pourtour aberrant : « Je pense qu’on peut le faire ».

CAR (11 ;4). Mêmes réactions initiales puis, avec des P, il prévoit d’emblée qu’on peut remplir les trous avec des T, tandis qu’avec des P seuls « il y aura toujours un trou ». Elle complète deux P superposés avec quatre T et déclare : « Voilà, je fais un parallélogramme et on a vu qu’en ce cas on peut continuer ». « Tu pouvais le savoir d’avance qu’il y avait une solution ou tu l’as découverte (T . C . P qu’il vient de trouver)? - On pouvait savoir (montre le détail) ».

ARC (11 ;6), après un mélange de P et de T : « Ce serait irrégulier, mais peut-être possible de continuer ainsi (sans trous). - Et avec des C en plus ? - Je pense que oui. J’en suis même certain », mais il tient à une forme régulière et, obtenant un parallélogramme, il est rassuré : « Je sais qu’avec un parallélogramme on peut faire une surface infinie : la même chose avec les C seuls, et puis avec les H ». En mélangeant toutes les formes : « Ca serait un peu difficile, mais on peut en mesurant les angles (qui sont plus obtus ou aigus selon les lacunes). Avec les P, on ne peut pas les faire seuls ».

ANI (12 ;2) de même débute avec des P et des T mais, tout en affirmant la continuation possible, ajoute que « c’est toujours embêtant parce qu’il y a toujours quelque chose à mettre (c’est-à-dire à ajouter dans les lacunes), mais toujours un peu fouilli : on ne peut rien prouver ». Elle essaie alors, comme Arc, de former des totalités régulières et, tout en reconnaissant qu’on peut « toujours continuer mélangés », elle est enchantée d’obtenir « un parallélogramme : enfin ça fait une surface (régulière)! ». « On voit qu’on peut ajouter à l’infini, mais là je ne sais pas (le démontrer). C’est embêtant : je peux toujours ajouter quelque chose, mais ça me chicane : ce n’est pas une loi régulière, on ajoute n’importe comment ».

Ces cas du niveau supérieur sont intéressants par leurs exigences. Ils admettent, bien sûr, qu’une fois trouvée une surface limitée sans lacunes, même s’ils la découvrent par anticipations partielles (et de proche en proche en fonction des constats), il sera toujours possible de la reproduire indéfiniment en complétant les points de contact ; ou même simplement d’agrandir sans limites la surface initialement construite : c’est ce que Mac appelle une « démonstration que ça deviendra infini comme ça », c’est-à-dire par simple itération des « ressemblances ». Mais il est déjà un peu plus satisfait s’il peut conférer à ses figures des axes de symétrie : d’où un début de régularité qui rend plus plausibles les itérations par ressemblances. Avec Car, le besoin de régularité devient net : en parvenant à des « parallélogrammes », la continuation devient non seulement assurée mais démontrable, ce qui est nettement plus fort, et les variations de forme des lacunes peuvent être compensées par des variations complémentaires des angles. Avec Arc et A ni enfin, la différence est nette entre les formes régulières dont on peut déduire avec nécessité les « surfaces infinies » possibles, et des surfaces irrégulières avec ajustements variables : en ce cas, la continuation reste certaine, mais il ne s’agit que d’un « fouilli embêtant » (Ani) par opposition aux démonstrations simples.

4. Conclusions

L’un des intérêts de cette recherche est l’évolution claire des trois types d’inférences qui caractérisent nos trois niveaux : au niveau I, anticipations limitées à ce que permettent les répétitions constatables d’arrangements ou de modifications déjà constatées empiriquement ; au niveau II, inférences portant sur des anticipations dépassant le constatable et fondées sur des implications nécessaires, mais ne fournissant pas encore leurs « raisons »; et au niveau III, inférences fondées sur ces raisons ou sur des démonstrations possibles.

I. Au niveau I, en effet, les deux implications entre actions se réduisent aux suivantes : (1) une lacune entre les catelles ne peut (ou ne doit) être comblée que par un élément (C ou H, etc.) de même forme que celle du trou à remplir ; et (2) la construction d’une figure d’ensemble une fois achevée en son espace limité, on peut alors l’agrandir : « On peut continuer comme ça, faire encore plus grand » (Nad) ou « peut-être, oui, mais des fois pas » (Cor). Par contre, ce qu’on ne peut pas réaliser, c’est faire « aussi grand que tu veux »: « Non », répond résolument Nad, comme si « continuer comme ça » avait des limites et « faire encore plus grand » n’impliquait pas une itération indéfinie possible sur le modèle de n → (n + 1) de la suite des nombres naturels. La raison de cette limitation est évidemment que la récurrence « toujours » n’est pas constatable et que le sujet ne raisonne ou n’infère encore que sur un univers d’objets empiriques. On a déjà vu ailleurs 3 qu’en priant les sujets de ce niveau de placer successivement n puis n + 1 objets d’une main dans un bocal transparent et de faire de même de l’autre main en un récipient masqué, ils sont certains d’avoir abouti à une égalité en ces deux vases, mais ne sont nullement sûrs qu’il en resterait ainsi si l’on continuait « jusqu’au soir ».

Au niveau II, cette continuation illimitée est inférée non seulement comme possible, mais encore comme nécessaire quoique sans démonstration. Lorsque Pau affirme : « Moi je sais pas mais je suis sûre », elle veut sans doute dire : « Je ne peux pas le démontrer ni le justifier, mais le fait que la continuation de proche en proche implique qu’elle soit illimitée est d’une évidence nécessaire ». Cela nous rappelle le mot d’un jeune sujet que nous citons souvent : « Quand on sait pour une fois, on sait pour toujours », autrement dit l’implication entre actions est ici fondée sur une abstraction réfléchissante et ne se borne plus comme au niveau I à tirer les conséquences logiques d’abstractions empiriques (en des assertions du type : « Si j’ai réussi cet assemblage sans lacunes, je peux l’agrandir »).

Au niveau III, enfin, le sujet distingue ce qu’Ani, par exemple, appelle « un fouilli » qui est « embêtant » et dont on est certain qu’on peut le prolonger indéfiniment mais sans en déduire le détail parce qu’« on ajoute n’importe comment », et ce qu’elle nomme « une surface », c’est-à-dire une forme d’ensemble régulière et simple. Elle découvre, en effet, qu’elle peut construire « un parallélogramme : enfin ça fait une surface ! », voulant dire par là la possibilité d’une itération démontrable par un jeu des contacts faciles à déduire. Cette recherche des régularités est visible dès Mac qui se fait fort de trouver des axes de symétrie jusque dans la forme d’ensemble aberrante proposée par l’adulte et se continue chez Car et Arc qui, comme Ani, construisent des parallélogrammes dont Arc dit : « Je sais qu’avec un parallélogramme on peut faire une surface infinie ».

On peut ainsi distinguer trois formes d’implications entre actions. La première peut être dite conditionnante en tant que portant sur les conditions nécessaires et suffisantes d’une réussite, qui consistent à trouver des éléments ayant assez exactement la forme de la lacune à combler : on les observe dès le niveau I, ce qui permet au sujet d’être certain de pouvoir « agrandir » ou répéter ce qu’il vient de faire, mais ne l’autorise pas à généraliser à l’infini, car on ne sait jamais ce qui peut arriver.

La seconde forme d’implication peut être dite amplifiante en tant que portant sur les conséquences de ce qui a été commencé : c’est ce qui se produit au niveau II et peut s’exprimer comme suit : « Si je réussis à agrandir ce qui est trouvé, il n’y a pas de raison de ne pas toujours continuer » (voir les réponses de Xav).

La troisième forme peut être dite justificatrice et fournit les « raisons » permettant l’itération indéfinie. Ces raisons sont fournies par une démonstration facile en cas de formes d’ensemble régulières (les « surfaces » d’Ani par opposition au « fouilli » initial).

II. Mais en plus de ces trois sortes d’implications qui en principe sont toutes trois justifiées, on peut en outre distinguer ce que nous appellerons des implications supposées ou faibles lorsqu’elles reposent sur des informations incomplètes, mais paraissent néanmoins logiquement valables. Le cas type de ces inférences est celui où, connaissant ce que l’on peut obtenir avec des formes x intervenant seules et avec des formes y également exclusives, on demande au sujet de prévoir ce que donnera une réunion de x et de y, soit x . y agissant conjointement sans apport supplémentaire d’une troisième forme z. En ce cas, supposons des C dont les réunions donnent une surface sans lacune et des P dont les réunions sont lacunaires, il est assez logique de prévoir que la réunion C . P sera elle aussi lacunaire. Mais dans le cas paradoxal où les C seuls donnent une réussite (R) et les H seuls aboutissent également au succès (R), le sujet est porté à croire que C . H devrait réussir a fortiori, alors qu’en fait des carrés C plaqués sur les côtés rectilignes d’un hexagone H laissent incomblées des lacunes triangulaires et que le succès ne devient possible qu’avec l’association ternaire C . H . T. En ce cas, l’implication C . H → R n’est que supposée malgré son apparence logique, tant que des informations supplémentaires, par constats ou anticipations, ne sont pas obtenues par le sujet.

Ces « implications supposées » varient alors avec nos niveaux. Au palier I où le sujet a tendance à ne construire que des carrelages homogènes, sans coordination de formes, le problème ne se pose pas et quand on le soumet au sujet, comme à Dan, en le questionnant sur « P et H ensemble », il répond avec chacun des deux séparément.

Au niveau II, on trouve un mélange de réponses fausses, de réponses justes et de refus de conclure. Par exemple, Béa (7 ;10) affirme qu’avec les T seuls il y a réussite (R), avec les C seuls également, mais prévoit qu’avec les C et les T réunis elle « n’arrivera pas » (R), ce qui est faux. Aug à 8 ;10 se trompe ou suspend son jugement : avec des T isolés ou des C seuls, on arrive, mais en combinant les T et les C cela n’irait pas. Citons d’autres réponses du même sujet : si Ton continuait avec des T et des H, « je ne sais pas si ça pourrait aller : oui, peut-être. - On sait qu’avec les T on peut et avec les H aussi. Ce n’est pas normal qu’on puisse avec les deux (ensemble)? - Non, ce n’est pas sûr, il faut essayer ». Quant à Jos (9 ;8), il donne un ensemble de réponses justes et fausses : avec les T seuls on réussit, avec les P seuls ce n’est pas le cas et avec les deux ensemble non plus (R = faux), avec les T et les H non plus (R = faux) et « avec les P et les H on ne peut pas non plus » (R = juste).

Ce n’est qu’au niveau III que le problème est résolu et Car parvient même à une composition ternaire T . C . P en disant qu’on pouvait le prévoir déductivement et en montrant le détail qui l’aurait permis. L’intérêt de ce niveau III quant au problème des implications supposées exactes ou non fondées est qu’à partir de ce palier, le sujet a tendance à se centrer d’emblée et souvent continuellement sur les relations entre deux à trois ou quatre figures, plutôt que sur des formes isolées considérées comme des sortes d’absolus. Cette relativisation joue naturellement un rôle dans la recherche des démonstrations ou des « raisons ».

III. Il nous reste à parler des opérations portant sur les significations en jeu et isomorphes aux seize liaisons interpropositionnelles. Notons d’abord à cet égard qu’il n’y a pas de différences entre les significations des objets et celles des actions. Le but général proposé au sujet étant d’obtenir un carrelage sans lacunes, la signification des actions consiste en réussites ou échecs et se fonde donc sur les résultats de ces manipulations. Quant aux objets, leurs significations reviennent comme toujours à exprimer « ce que l’on peut en faire », ce qui revient de même et en tous les cas à se référer aux actions exercées sur eux : on peut les classer selon leurs formes, ce par quoi débute Nad au niveau IA, ou les sérier selon le nombre de leurs côtés (de trois pour T à six pour H), ce qui est implicite à tous les niveaux. Mais dans le présent contexte, leur signification spécifique consiste en possibilités ou impossibilités de réussir ce carrelage demandé. Or, il se trouve qu’en ce cas, les liaisons effectuées ou essayées par le sujet se trouvent isomorphes aux seize opérations interpropositionnelles connues, ce qui n’a rien de surprenant puisqu’il s’agit d’une combinatoire élémentaire et que les seules « valeurs de vérité » en jeu dans les énoncés du sujet ne consistent qu’à décrire ce qu’il a fait et pour quelles raisons il a réussi ou échoué.

On peut tout d’abord distinguer les quatre opérations exprimant l’indépendance de p, de q ou de leurs négations qui se notent habituellement (p. q V p. ⅛), (p. q V p. q), (p. q V p. q) et (p. q V p. q)-, c’est le cas lorsque le sujet essaie de construire un carrelage avec une seule des quatre formes, sans relier à d’autres, ce qui réussit avec T, C et H, mais échoue avec P.

En second lieu, il y a les conjonctions (p . q) mais qui, du point de vue des significations, comportent deux formes distinctes : les conjonctions « libres », telles que T . C, qui donnent lieu à des réussites aussi bien réunies que séparées, et les « conjonctions obligées » telles que P . T, dont un sujet du niveau III dit que si l’on réussit en utilisant des P, c’est qu’« en tous cas on a pris (en plus) des T ».

En troisième lieu, on trouve l’équivalent des disjonctions exclusives ou exclusions réciproques dans le cas H . C qui à elles deux, sans une troisième forme, ne donnent que des échecs et des disjonctions non exclusives ou trilemnes (cf. p. q V p. q V p. q) dans le cas (T . C) V (C . T) V (T . C).

Enfin, il est clair que l’on peut également observer des équivalences, etc., ainsi que les correspondants d’opérations ternaires, mais en tout cela il ne s’agit que de combinaisons d’actions avec leurs significations et non pas de propositions en un sens extensionnel, même si le sujet traduit ce qu’« il fait » par des énoncés corrects.