Vers une logique des significations ()
Chapitre IV.
Implications et significations arithmetiques 1
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Si les implications entre actions jouent déjà le rôle essentiel exposé aux chapitres I à III lorsque les objets considérés sont en partie extérieurs au sujet et que le problème à résoudre est relatif à un but et ne comporte par conséquent que des réussites ou des échecs pratiques, qu’en sera-t-il lorsque les objets en jeu seront des êtres créés par des sujets, tels les nombres, et que les questions posées ne donneront lieu qu’à des réponses traduisibles en termes de « justes » ou « fausses », donc de valeurs de vérité ? Faudra-t-il alors admettre que les seules implications en jeu seront des implications entre énoncés, ou que ceux-ci se borneront à décrire ou formuler verbalement un ensemble d’opérations dont les implications constituent la source véritable et indispensable de ce que les énoncés traduisent au plan de la communication ?
Ce chapitre aborde donc une question assez essentielle pour nous et qui est même de portée épistémologique générale, car si l’on distingue, comme il se doit, des mathématiques « intuitives » au plan de l’invention et des mathématiques « axiomatisées » à celui des démonstrations les plus poussées, il convient naturellement de se demander quel rôle jouent, au sein des premières, les implications entre opérations et ce qu’il en reste au sein des secondes. De même, si l’on ne confère pas au terme de « constructivisme » le sens limité que lui réserve Brouwer, il est clair que les mathématiques intuitives consistent en constructions continues d’opérations et que les liaisons entre celles-ci comporteront d’innombrables implications entre leurs significations. Ce sont quelques exemples élémentaires de ces coordinations dont nous étudierons la genèse dans les pages qui suivent.
Cela dit, ce chapitre comportera deux sections. La première partie portera sur les relations entre les nombres ordinaux et cardinaux, ainsi que sur les implications mutuelles qui les relient. La deuxième partie analysera certaines conditions préalables et nécessaires à tout dénombrement, notamment en ordre circulaire.
Section I
Nombres ordinaux et cardinauxđź”—
Le dispositif utilisé en cette section (fig. 4) ne consiste qu’en deux boîtes situées à des hauteurs différentes, la supérieure (H) étant reliée à l’inférieure (B) par un tuyau opaque permettant de faire descendre une à une et avec la main des billes de H en B. L’aspect ordinal concerne alors les éléments passant de H en B qui sont ordonnés en fonction de la succession temporelle des chutes, tandis que l’aspect cardinal est constitué par le nombre d’éléments demeurant en H ou réunis en B après chaque chute, et porte donc sur les états en H et en B avant chaque chute, au moment où la n’ème bille tombe, à la fin du passage, etc. Il est en outre clair que les cardinaux en H et en B sont complémentaires par rapport au nombre total des billes T - H + B. Ces questions posées peuvent l’être en anticipations avant les passages ou en reconstitutions après ceux-ci, le contenu des boîtes demeurant alors naturellement invisible.
Nous distinguerons deux situations expérimentales. Dans la première, le total T au départ est de onze billes en H (ou moins que onze pour les jeunes sujets) et de zéro en B. En anticipation, on demande : « Avant que la cinquième bille tombe, combien y aura-t-il en B, et en H2 ». En réalisation, on dit : « Tu vas laisser tomber les billes une à une et tu t’arrêtes avant que la cinquième tombe ». Après l’action du sujet, on cache H et B et on pose les mêmes questions sur les cardinaux H et B. En cette situation I, l’enfant doit donc inférer les cardinaux à partir d’informations ordinales.
Figure 4

Dans la situation II, le total T des billes au départ est de quinze en H. En anticipation, on demande : « Tu vas laisser tomber dix billes une à une de H en B. Est-ce que la quatrième sera en B ou en Hj Et la septième ? Et la dixième ? Et quelles billes seront en H2 Et la treizième ? Quelles autres ? ». En réalisation, on dit : « Tu vas laisser tomber dix billes en B ». Après cette action, on cache H et B et on pose les questions sur l’appartenance des ordinaux en chacune des boîtes. Il s’agit donc ici d’inférer ces appartenances à partir d’informations cardinales, donc d’implications réciproques de celles qui sont nécessaires en situation I.
Nous avons pu distinguer quatre niveaux.
1. Le niveau IAđź”—
Voici des exemples du premier niveau, caractérisé par la difficulté à dissocier le tout T en sous-ensembles complémentaires B et H, du moins (ou surtout) dans la situation I :
BRI (5 ;0). Situation I en réalisation, T = 8. « Tu t’arrêtes avant que la quatrième tombe. - (Elle fait tomber cinq billes). - Combien en bas ? - … - Tu as fait cinq fois. Alors en bas ? - Cinq. - Combien en haut ? - Sais pas ». On redonne huit billes : « Tu t’arrêtes après la quatrième. Tu as déjà mis combien ? - Trois. - Il reste combien en haut ? - Sept ». On recommence avec T = 4 : « On arrête avant que la troisième tombe. - Il y aura trois en B. - Et alors, en H ! - Quatre ». Situation II avec T = 7 : « J’ai mis cinq en bas. - La deuxième est où ? - … ».
DAN (5 ;6). Situation I, anticipation : « Combien en B avant que la cinquième tombe ? - Il n’y en a pas, je crois. - Alors il y en aura ou pas ? - Oui, onze »: c’est donc le tout ou rien. Réalisation (on laisse tomber cinq billes): « Combien en bas ? - Cinq. - Comment s’appelle celle qui va tomber ? - La six. - Combien sont encore en haut ? - Six, non onze. - Pourquoi tu as dit six ? - J’ai mal compté, je crois ». Situation II avec dix billes dont on fait tomber cinq une à une : « La troisième est en bas ou en haut ? - En bas. - Pourquoi ? - Parce qu’elle a été mise dans le tuyau. - La cinquième ? - En bas. - La septième ? - En haut. - Quelle autre ? - La huit ». On reprend la situation I avec huit billes en H : « On s’arrête avant de jeter la quatrième. Elle est où la quatrième ? - En H. - Et combien en bas ? - Il n’y en a pas. - Pourquoi ? - Parce que c’est tout vide. - Et en Ht - Je ne sais pas. - Tu peux dire combien ? - A peu près huit, mais pas ça. A peu près six, non dix, je crois ».
CAT (5 ;6). Situation I en réalisation, T = 10 : « Tu vas laisser tomber sept billes en bas. - (Les laisse toutes tomber) Il va y en avoir sept parce qu’il y en avait dix. - Mais je demande seulement sept. - Il peut jamais y avoir sept avec dix ». Il y a donc indissociation du cardinal total T. Quant aux actions, pour « s’arrêter avant la cinquième bille », elle compte « un » pour l’action de saisir la première, « deux » pour la lancer dans le tuyau, « trois » pour la deuxième et « quatre » pour la troisième, et conclut : « J’ai laissé tomber quatre. - Et en H, au début on avait onze, tu as laissé quatre en bas. Alors en haut il reste ? - Il y en a dix ».
Tous les sujets IA sachant compter jusqu’à quinze ou davantage, l’intérêt de ces réponses est le peu d’utilisation qui est faite de cette numération verbale dans les quantifications cardinales et même souvent ordinales. La raison en est sans doute qu’à ce niveau les noms de nombre « un », « deux », « trois », etc., ne sont encore que des « noms » momentanés au moyen desquels l’enfant désigne, mais provisoirement, les éléments individuels homogènes d’une collection quelconque : « un » est ainsi le nom du premier élément distingué, « deux » est son successeur, etc., sans qu’il s’y attache encore pour autant de signification quantitative.
Il en résulte que quand, pour un tout T, on fait tomber la nlème de H en B, le sujet n’en conclut pas que cet ensemble T est alors divisé en deux sous-ensembles B et H, mais simplement que tout est tombé puisque n en fait partie, ou par contre que rien n’est tombé puisque le seul élément
nommé (le nlème) n’est pas encore en B\ c’est ainsi que Bri
ne « sait pas » ce qu’il y a en H et en B après les chutes et,
pour T = 4 et trois descentes en B, conclut qu’il en reste
quatre en H ; ou que Dan estime après descentes qu’en H comme en B il y a tout (T) ou rien. Quant à Cal, à qui on demande sept tombées, il fait descendre le tout (T = 10) parce que sept fait partie de dix, mais se refuse à considérer ces sept comme un sous-ensemble quantifiable parce que « il peut jamais y avoir sept avec dix ». Quant aux quantifications ordinales, le sujet compte bien ses actions successives, mais Cat, comme plusieurs autres sujets, numérote « un » l’action de saisir la première bille et « deux » l’action de la faire tomber dans le tuyau, de telle sorte que pour trois billes descendues elle les quantifie au nombre de quatre.
En un mot, le premier niveau est celui des conduites antérieures à toute quantification, de telle sorte que notre étude sur les relations entre les ordinaux et les cardinaux portera de façon plus générale sur la formation du nombre en tant que quantité, autrement dit sur l’élaboration d’un système de significations si fondamentales qu’on aurait pu les croire données dès le départ au contact des objets, alors qu’elles dépendent d’activités plus complexes que prévues. C’est ainsi qu’à ce niveau initial le tout T a beau être divisé par l’action en deux sous-ensembles, « celui des billes qui partent » en passant de H en B et « celui des billes qui restent » en H, le tout garde la signification d’un objet indivisible dont les parties conservent l’extension comme s’il s’agissait d’une propriété commune à une classe qualitative et à ses sous- classes (cf. les « fleurs » et les « marguerites » qui sont encore des « fleurs ») 2.
2. Le niveau IBđź”—
Nous situons à ce niveau une série de cas intermédiaires entre le précédent et celui de l’établissement des rapports quantitatifs entre les billes de B et celles de H :
ARO (5 ;9). Situation I, anticipation, T = 11 : « On les fait tomber une à une avant la cinquième : elle est où ? - Là (H). - Et combien sont en bas ? - Sais pas … quatre. - Et en H1 - Sais pas. - A peu près ? - Dix ». Situation II, T = 13 : « On laisse tomber dix ; la quatrième sera en H ou en Bl - En B parce quelles sont pas encore mises. On ne peut pas savoir si on a rien fait ». Situation II, réalisation, T = 13 : « Tu laisses tomber dix en B. La quatrième ? - Elle est descendue. - Et la septième ? - Parce que j’ai fait tomber dix, elle est aussi tombée la septième. - Et la treizième ? - En H ». Avec T = 8 : « Avant la quatrième, combien en Bl - Trois. - Combien en H1 - Huit. - Au début on avait ? - Huit. Alors il n’y en a plus huit. - Combien ? - Cinq. J’ai pas compté ceux-là (les trois en B). J’ai compté que ceux-là (ceux qui restent, c’est-à -dire les cinq autres) ».
LAV (5 ;6). Situation I, anticipation, T = 11 : « Avant la cinquième ? - Quatre (en B). - Et en H1 - Six, non parce que c’est trop près du cinq. - Alors ? - Dix, parce que c’est pas près du cinq ». Réalisation : en H « neuf, il peut y avoir neuf ou dix, j’ai pensé neuf ».
AN A (6 ;6) raisonne en partie comme en IA pour T = 11, mais correctement pour T = 8. Dans le premier cas et avant la chute de la cinquième bille, il y a quatre billes en B, mais dix en H, donc un peu moins que onze ou simplement les onze moins la cinquième. Par contre, pour T = 8, il y aura trois en B (c’est-à -dire avant la quatrième) et cinq en H : « J’ai compté. - Pourquoi pas jusqu’à six ? - Parce que sinon il y aurait neuf en haut (c’est-à -dire en tout) et il ne faut que huit billes pour le jeu ».
CRI (6 ;8) distingue bien deux sous-ensembles en tant que tels, donc les billes de B en tant que tombées et celles « qui restent encore en H » et il les dénombre sur ses doigts, mais en prolongement des premières ! Pour T = 11 : « Avant que la cinquième tombe ? - Quatre. - Comment tu as fait ? - J’ai presque calculé : un, deux, trois, quatre, cinq et on enlève un, ça fait quatre. - Et en H ! - J’ai compté : cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, alors il en reste encore onze (en /7) ».
MAR (6 ;11). Pour T = 11, en anticipation : « Avant la cinquième ? - Il y a cinq en bas si la cinquième descend. - Et en haut ? - Peut-être aussi cinq : si en bas il peut y avoir aussi cinq en haut (symétrie) ». Pour T = 8 et « avant la quatrième ? - En bas trois parce qu’avant le quatre c’est le trois. - Et en haut ? - Je ne peux pas savoir parce que je ne sais pas combien il y a en tout ».
Le grand progrès accompli à ce niveau est que la numération parlée acquiert une signification de quantification répondant à la question « combien », ce qui permet aux sujets de se libérer du « tout ou rien » propre au niveau IA et de distinguer en principe deux sous-ensembles au sein du tout T : celui des billes qui descendent de H en B et celui des unités « qui restent encore en H », comme dit Cri. Un indice remarquable de cette subdivision quantitative du tout est la remarque de Mar en cas de tout T indéterminé : si l’on peut quantifier les trois billes qui tombent, on ne peut rien dire de celles qui restent « parce qu’on ne sait pas combien il y a en tout ». Mais s’il y a ainsi progrès net, une conduite fréquente à ce niveau et qui semble être un résidu du « tout ou rien » du niveau IA, est que, pour quantifier « ceux qui restent encore en H », comme dit Cri, ce même Cri (et bien d’autres avec lui) ne les compte pas séparément mais en continuation des B : ayant numéroté un à quatre pour le B, Cri poursuit cinq, six, sept … dix, onze pour le H et au lieu de conclure que cela fait de cinq à onze pour le H, il infère « alors il en reste encore onze » par une fausse identification du « reste en H » et du tout T ! Par contre, il suffit à Aro, qui commence aussi par une égalité T — H, de se rappeler que T = 8 pour en déduire « alors (en H), il n’y a plus huit mais cinq. J’ai pas compté ceux-là  » (les trois en B : huit moins les trois en B font cinq). De façon générale, s’il y a encore à ce niveau de nombreuses difficultés quand T = 11 ou davantage, la simplification de T en T = 8 permet de nombreuses réussites : Ana qui répartit le tout T —  8 en trois B et cinq H et à qui on demande « pourquoi cinq et pas six » répond « sinon il y aurait neuf (en tout) et il ne faut que huit billes pour le jeu ». D’autre part, la situation II ne donne presque que des réussites, y compris par anticipations.
3. Les niveaux II et IIIđź”—
Au niveau II, les deux sous-ensembles sont mieux dissociés et donnent lieu à des dénombrements séparés, quoiqu’encore avec un certain nombre de fautes de calcul. Voici des exemples, à commencer par un cas intermédiaire entre les niveaux IB et II :
SER (7 ;1) échoue encore en I avec T = IL Mais pour T = 8, il compte sur ses doigts un, deux, trois pour B et de un à cinq pour H sans toucher aux trois premiers déjà descendus, donc en dissociant bien les deux sous-ensembles. « Et ça sert à quelque chose qu’on ait huit en tout ? - Oui, ça sert à calculer ». On fait rouler trois paquets de deux : « Le cinquième était dans quel paquet ? - Dans le dernier. - Et le quatrième est tombé ou pas ? - Oui. parce que cinq est plus grand que quatre ».
LAI (7 ;5). Situation I, anticipation, T = 11 : « Avant que la cinquième tombe, combien y en aura-t-il en Bl - Quatre et le cinquième est encore en H. - En tout ? - Onze. - Combien restent en H ! - Neuf. - Pourquoi ? - J’ai compté les billes (le 7) et après j’ai ôté les cinq et j’ai trouvé neuf (comme si 11 — 5 = 9) ». Réalisation : « Avant que la sixième tombe ? - Cinq en B. - Et en haut ? - Huit. - Comment tu fais ? - Je compte quatre en bas et après je compte cinq, six, sept. - Comment tu fais ? - Je compte quatre en bas et après je compte cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze et après je les ai comptés (sur les mêmes doigts) un à huit ». Il ne s’agit donc pas d’une continuation au sens de Cri en IB, mais d’une implication en fonction de laquelle les ordinaux cinq à douze équivalent à huit cardinaux.
PAT (7 ;2). Situation I, anticipation, T = 11 : « Avant la cinquième ? - Quatre en bas. - Et en haut ? - (Elle compte de un à onze et retranche les quatre premiers, puis compte les restants, de cinq à onze) Ah ! Voilà (insight): sept il reste (en recomptant à part les numéros cinq à onze) ». Réalisation : elle compte à part de un à quatre pour B et compte de un à sept du cinquième au onzième. « Comment as-tu fait ? - Je sais qu’il y en a quatre en bas. Je compte une fois pour faire onze : les quatre (premières) ne comptent pas. Je compte encore une fois les autres (d’où un à sept) ». Situation II, anticipation : réussite à toutes les questions ordinales pour T = 15 et B = 10. « Combien en H1 - C’est difficile à trouver ». Elle compte de un à quinze et ensuite de onze à quinze : « Ca fait cinq ».
AND (l’A). Situation II, anticipation, T = 15 et dix descentes : ordinaux exacts et, pour les cardinaux finals, il compte quinze et retranche dix, d’où H = 5.
CLA (8 ;1). Situation I, anticipation, T = 11 : « En haut il y a huit peut- être. Si on mettait les quatre de B cela ferait onze ». Pour T = 8 : « Il passe trois billes, sauf le quatre, cinq, six, sept, huit, … ça fait cinq ».
SAN (8 ;6). Anticipation, T = 11 : « En B, quatre et ensuite cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, ça fait sept ».
Et voici des exemples du niveau III (additions et soustractions):
JOE (9 ;6). Situation I, anticipation, T = 11 : « Quatre en bas. - Et en Hl - Sept (soustraction 11 — 4). - Comment tu sais ? - Quatre en bas et ensuite j’ai compté (le reste) ». T = 15, dix tombent : « La dixième est où ? - En bas. - Combien sont en haut ? - Cinq. - Comment tu sais ? - Parce que dix sont tombées et il y a quinze en tout (donc 15 — 10 = 5) ». T = 8 dont trois en bas : « Combien en B et en H1 - Trois en B, cinq en H. - Comment tu as fait ? - Il y a trois en B, plus ce qu’il faut pour faire huit. Donc 8 — 3 = 5 ».
RIC (9 ;4). Anticipation, T = 11 : « Quatre en bas. - Et en Ht - Il en resterait sept. - Pourquoi ? - Parce que j’ai fait 4+7 (addition) et après j’ai enlevé sept (de onze : soustraction) ».
ELI (9 ;2). Situation I, anticipation, T = 11 : « Quatre en bas, alors sept en haut : 4 + 7 ça fait onze ». Situation II, T = 15 dont dix en B : « Ca fait cinq ». T = 8 : « B égale trois puis ça fait cinq (en H ) ». « Montre sur tes doigts. - (Il le fait). - Il y a des petits qui font comme toi mais ils disent huit en H. Où est la faute ? - Au lieu de regarder sur les doigts (le cardinal de H), ils disent le chiffre qu’ils ont dit en dernier (autrement dit l’ordinal final dans l’énumération du tout)! ».
LAC (9 ;5). Situation II, anticipation, T = 15 : « A la fin on a cinq parce que 10 + 5 = 15. On ne va pas dire six, sinon on aurait descendu neuf ».
Le progrès sensible du niveau II par rapport à IB est la dissociation nette entre les deux sous-ensembles B et H au sein du tout T. Les B sont faciles à déterminer en tant qu’expression des actions successives de « faire descendre », donc d’une ordination d’actions matérielles, réalisées ou anticipées, d’où la réussite en B dès le niveau IB. Par contre, dès la n’eme chute, le sujet continue par énumération ordinale, mais seulement verbale ou avec l’aide du support matériel que sont les doigts, d’où pour quatre en B, « après je compte cinq, six, … etc. » (Lai) jusqu’au dernier. Mais la nouveauté par rapport au niveau IB est que le sujet comprend alors que « les quatre (premières billes) ne comptent pas » (Pat) et qu’alors il faut recompter, mais à part, les numéros cinq à onze : ainsi Pat recompte les cinq à onze, donc « les autres » ou « ceux qui restent » en H, mais par une énumération nouvelle devenant cardinale en tant que somme numérique du sous-ensemble H. En fait, cette manoeuvre compliquée caractérisant ce niveau II constitue un équivalent fonctionnel ou une préparation des opérations d’addition ou de soustraction : dire avec Pat que « les quatre premiers ne comptent pas » revient à les retrancher du tout, ce qui est une soustraction en actes, et dire avec Pat et San (et d’autres) « et ensuite » pour passer des éléments en B à ce qui reste à trouver en H pour constituer le tout T constitue l’équivalent d’une opération additive.
Ce sont alors ces additions et soustractions qui deviennent explicites au niveau III. Quand Joe dit : « Il y a trois en B, plus ce qu’il faut pour faire huit (le tout) », le terme « plus » désigne consciemment une addition et quand Rie dit : « J’ai fait 4 + 7 et après j’ai enlevé sept » parce que de onze si on laisse tomber quatre « il en resterait sept (en H) », la thématisation des additions et soustractions est tout aussi claire.
Il est à remarquer en outre avec quelle clarté Eli explique les erreurs commises aux niveaux précédents quand, faute de dissocier suffisamment les sous-ensembles au sein du tout, les sujets confondent le nombre des H avec celui du tout.
4. Conclusionsđź”—
Le nombre cardinal est un ensemble qui se conserve en une totalité simultanée quel que soit l’ordre d’énumération possible de ses éléments conçus comme des unités équivalentes. Le nombre ordinal est une succession de rangs dont chacun est défini par le nombre cardinal de ses prédécesseurs. Il est alors évident, comme le montrent les réactions du niveau III, qu’entre la cardination et l’ordination il y a implications mutuelles, ce qui ne signifie pas identité, mais interdépendance nécessaire : (1) l’ordinal implique le cardinal puisque la signification d’un rang est déterminée par le nombre cardinal de ses prédécesseurs : le n,ème quel qu’il soit est le rang de l’élément qui est précédé par n — 1 cardinaux ; (2) mais le cardinal implique l’ordinal car, si ses éléments sont équivalents (et ils doivent être considérés comme tels), le seul moyen de les distinguer est de les énumérer dans un certain ordre.
Il est donc naturel que dans ces épreuves le sujet puisse procéder à des inférences sur les cardinaux à partir d’informations ordinales et réciproquement. Mais c’est à la condition de les distinguer. Or, cette distinction semble facile puisque les ordinations sont effectuées en actions par les passages de H en B et que les cardinaux demeurent stables, soit en H puisque non descendus, soit en B en tant que résultat des descentes. Or, le fait intéressant est que si l’évaluation du nombre de billes en B est aisée en tant qu’elles ont été réunies par des actions, celle des billes restant en H fait problème en tant qu’elles constituent un sous-ensemble H = T — B et que, pour le dénombrer, le sujet continue simplement le comptage qu’il effectuait sur les descentes des précédentes. Il en résulte alors qu’à ce niveau IA il n’y a pas implications entre ordinaux et cardinaux (sauf dans le cas très simple où n descentes impliquent n cardinaux en B), mais indifférenciations telles que la chute d’un seul nième est censée entraîner le tout T de H en B. Or, entre cette indifférenciation (tout ou rien) du niveau IA et les opérations additives et soustractives du niveau III, tous les progrès sont dûs à l’élaboration de nouvelles significations et aux implications qu’elles entraînent de ce fait. En IA, la descente de quelques billes ne comporte la signification que d’une sorte d’absolu car elle est déterminée par des actions exécutées matériellement (sans anticipations) et dénuées de toutes relations avec la totalité T ou même avec un reste en H, celui-ci n’étant l’objet d’aucune activité. En IB, par contre, les chutes acquièrent la signification de « quelques-unes » parmi d’autres, ce qui confère à ces autres une signification non envisagée jusque là  : celle d’un « reste », mais non encore relatif à un tout, tandis qu’en IA Cat dit encore qu’« il peut jamais y avoir sept avec dix », se refusant ainsi à l’idée de fractionnement. Aro à 5 ;9 se réfère à celles qui ne « sont pas encore mises », ce qui comporte cette nouvelle et essentielle signification du « reste », mais encore inconnaissable faute d’actions sur lui : « On ne peut pas savoir si on n’a rien fait ». Par contre, Lav postule qu’il doit être nombreux (c’est-à -dire pas « trop près » de la frontière entre quatre et cinq). D’autre part, Cri (et d’autres sujets) veut les compter mais ne le fait qu’en prolongement des tombées, d’où le H = T qui rappelle le niveau IA. Mar recourt à la symétrie H = « peut-être aussi cinq » comme en B, etc. Mais le changement décisif de significations s’effectue au début du niveau II lorsque ce « reste » en H donne lieu à un comptage séparé sans encore de référence systématique au tout, mais avec déclarations explicites sur la dualité de deux sous-ensembles : « Les quatre (en B) ne comptent pas », dit ainsi Pat (pour signifier qu’ils sont déjà connus par les descentes), « je compte encore une fois les autres (c’est-à -dire les H) », et cela après une sorte d’insight lui faisant découvrir que le « reste » doit donner lieu à une considération séparée : « Ah ! Voilà  : sept il en reste ». Au niveau III, enfin, ces additions et soustractions intervenant de façon implicite au niveau II acquièrent la signification d’opérations en tant que constamment subordonnées à la composition ou à la décomposition d’un tout T, qui est constamment invoqué en vertu des implications fondamentales T → B + H ou H = T — B.
En situation II, il est clair que les inférences conduisent à des implications plus précoces, de même que les situations I avec des totalités et sous-ensembles de nombres plus réduits. Il est non moins clair que tous ces calculs constituent des implications entre actions ou opérations, même si le sujet les exprime sous la forme d’énoncés. On s’est parfois demandé si un calcul se réduit à un système quelconque d’inférences : or cela est évident si l’on introduit la notion d’implication entre actions.
Section II
Le dénombrement en ordre circulaire🔗
Il peut être intéressant de compléter ce qui précède en examinant comment les enfants s’y prennent pour déterminer des cardinaux et surtout des ordinaux lorsqu’une collection d’éléments est présentée en ordre circulaire. On demandera, par exemple, combien de boutons il y a en un cercle de dix ou onze éléments, puis combien il y a de deuxièmes, de troisièmes et de derniers au sein d’une telle collection. Nous distinguerons trois niveaux.
Au niveau IA, le sujet ne pense pas d’emblée à marquer d’une référence l’élément choisi comme premier et parvient alors à une ou deux unités de trop ou de trop peu au terme de son dénombrement. Mais surtout il ne voit pas que l’on peut trouver autant de deuxièmes, etc., qu’il y a de premiers et même deux fois plus en allant dans les deux sens :
SAN (5 ;0). Pour un cercle de dix éléments, les compte sans marque de départ et arrive à onze. « Lequel est de deuxième ? - Celui-là . - Un autre peut être le deuxième ? - Non. - Pourquoi ? - Parce qu’autrement il y a une faute. - Tu peux commencer à compter ici (en face)? - Oui (elle compte un … deux). - Il peut y avoir un autre deuxième ? - Non. - Et en commençant ailleurs ? - Oui, là (elle montre trois couples successifs un / deux en disant tantôt « un … deux », tantôt « celui-là avant et celui-là deuxième »). - Il y a déjà combien de deuxièmes ? - Trois. - On peut en trouver d’autres ? - Non. - Pourquoi ? - Parce qu’on n’a pas compté encore une fois. - Essaie. - (Elle fait des couples disjoints un / deux, un / deux, etc., sur tout le parcours, puis recommence dans l’autre sens et, arrivant à un même terme déjà compté deux, elle le met au centre du cercle). - Et combien de troisièmes ? - (Même méthode). - Et combien de premiers ? - Tous parce que j’aurais pu les prendre d’abord ».
ANI (5 ;9). Avec un cercle de sept éléments, elle compte huit : « Non, celui-là tu l’as compté deux fois ». « Lequel est le deuxième ? - Celui-là . - Et si on commence ici, ça fera combien ? - Aussi sept. - Pourquoi ? - Je sais (elle recommence avec une autre origine). - Lequel est le deuxième ? - Là . - Combien de boutons peuvent être les deuxièmes ? - (Elle fait trois couples successifs) Trois et aussi celui-là (le septième). - Combien peuvent être les premiers ? - Tous ! (Elle les montre un à un). - Et de troisièmes ? - Trois (montre les trois trios) ». On fait une rangée de cinq en les alignant : « Combien ? - Cinq. - Et comme ça (on montre l’autre sens)? - C’est la même chose. - Comment ça se fait que celui-là est une fois le quatrième et une fois le deuxième ? - Parce qu’ici il est avant cinq. - Et dans l’autre sens ? - C’est celui-là le quatrième ».
PAT (6 ;8). Cercle de onze éléments, bien comptés : « Combien de deuxièmes ? - Celui-là (à gauche du premier compté) et celui-là (à droite): deux) - C’est tout ? - Cinq, non deux. - Mais en tout (on change l’origine)? - Ca fait encore les deux qui font deuxièmes. - Et en tout ? - Huit. - Et de troisièmes ? - Neuf. - Et de premiers ? - C’est tous. - Et de onzièmes ? - Deux. - Comment ça se fait que onze soient premiers et deux seuls onzièmes ? - … Sais pas ».
Pour mieux comprendre la signification de ces réactions initiales, examinons d’abord les niveaux IB et II. En IB, il y a mélange de réponses analogues aux précédentes et de compréhension :
AND (6 ;10) compte correctement onze boutons en cercle : « Combien de deuxièmes ? - Un (dans un sens). Non, deux (dans l’autre sens). - Encore d’autres ? - Oui, à l’envers (avec point d’origine face au premier). - Encore ? - (Deux avec d’autres origines). - Combien en tout ? - Beaucoup (il compte les couples comme si chaque élément ne comportait qu’un deuxième toujours dans le même sens de rotation). Ca fait cinq. - Et de troisièmes ? - Quatre. - Et de onzièmes ? - Tous) Non, seulement un (le dernier). - Et si on compte comme ça (autre origine)? - Ah ! Si on change, à chacun (des termes pris comme premiers) il y a un onze (insight). - Pourquoi ? - Parce que ça tourne un peu (c’est-à -dire parce que les premiers et donc aussi les derniers se succèdent en ordre cyclique). - Et de troisièmes ? - (Il ne généralise pas, mais refait des trios) Quatre. Non, trois ! (avec les deux derniers boutons inoccupés). - Comment ça se fait qu’il y a onze onzièmes et seulement trois troisièmes ? - Parce que 3 × 4 = 11. Non, parce qu’il y a seulement trois troisièmes (trios) ».
Au niveau II (sept-huit ans), ces problèmes sont résolus. En voici deux exemples, dont le premier est remarquablement précoce :
BRI (5 ;0), avec sept boutons, retient un point d’origine et montre un deuxième de chaque côté. « Il y en a d’autres ? - Oui (prend un troisième « premier » et montre ses voisins). - Et encore ? - Oui, n’importe où puisqu’ils sont tous à côté l’un de l’autre ». Même réponse pour les suivants, sans découpages en couples, trios, etc.
HEL (8 ;10). Cercle de treize éléments : « Pour les compter, il faut savoir d’où on est parti. - Celui-là (sixième) pourrait être le deuxième ? - Oui, on peut, j’ai commencé par celui-là (le précédent). - Etc. ». « Tous pourraient être le deuxième, mais pas tous à la fois, chacun à son tour parce qu’on peut commencer par un autre côté. - Deux ne peuvent pas être en deuxième à la fois ? - Oui, mais pas pour les compter (cardinalement): on ne compte pas un, deux, trois, quatre’. ». Mais si on veut atteindre la somme (cardinale), n’importe quel ordre est possible : « On a le même nombre, ça n’a pas changé ». On dispose alors dix bonbons en une ligne droite : « C’est dix. - On peut commencer ailleurs ? - Oui (parcours opposé). - Et ici (troisième à gauche)? - Oui (elle y met une marque). On compte ça (de trois à dix), puis ça (de un à deux). - Et celui-là (le septième) peut être le deuxième ? - Oui, on peut (elle commence en six) ».
On voit qu’en ce niveau II, avec la présente technique, il y a déjà à la fois différenciation claire entre la cardination et l’ordination et implications mutuelles entre elles. Conformément aux définitions rappelées au début du § 4, le nombre cardinal est un ensemble qui se conserve quel que soit l’ordre d’énumération de ses éléments, ce qu’affirme Hel lorsqu’elle dit qu’en changeant l’ordre « on a le même nombre, ça n’a pas changé ». Réciproquement, l’ordinal est une succession de rangs dont chacun est déterminé par le nombre cardinal de ses prédécesseurs, d’où à ce niveau II le fait que pour n éléments on aura, en comptant dans les deux sens, 2n seconds, 2n troisièmes, etc. Mais si ces significations et implications mutuelles sont comprises dès le niveau II, on retrouve au niveau IA l’indifférenciation entre ordinaux et cardinaux dont nous parlions dans la première section : pour un total de n, le nombre des seconds, troisièmes, etc., n’est pas 2n, c’est-à - dire fonction du tout n, mais de petits sous-ensembles disjoints consistant en couples, trios, etc., à la fois cardinaux et ordinaux. Ce progrès des significations en passant des niveaux IA et IB à II est donc affaire, non pas seulement de différenciations et implications mutuelles, mais aussi d’une relativisation fondamentale des notions utilisées.