Vers une logique des significations ()
Préface a 🔗
L’intérêt premier de ce livre est, me semble-t-il, qu’il répond à la fois aux préoccupations concernant la signification et la représentation dont témoigne la psychologie d’aujourd’hui, et à un renouveau d’intérêt pour les questions de pertinence dans la pensée logique contemporaine. L’ouvrage rend compte de recherches conçues par Jean Piaget et entreprises avec ses collaborateurs au Centre International d’Epistémologie Génétique (Genève) en 1978-79. Il s’agit du dernier livre écrit par Jean Piaget.
A la fois achèvement d’une série de travaux et perspective d’avenir, il représente un essai de refondre la logique opératoire en la prolongeant dans deux directions : vers la construction d’une logique des significations, dont la logique opératoire serait le développement naturel ; et vers une reformulation de la logique propositionnelle qui libérerait cette dernière de ses liens trop étroits avec la logique extensionnelle.
A cet égard, la collaboration entre Jean Piaget et Rolande Garcia, déjà féconde dans Psychogenèse et histoire des sciences (1983) 1, a montré toute sa valeur dès la conception des recherches expérimentales et théoriques exposées ici. Par des échanges intensifs d’idées, de notes et de communications, les deux auteurs ont interagi à toutes les étapes de l’élaboration du cadre conceptuel de la recherche. Piaget s’orientait toujours plus dans la direction d’une théorie de la signification en logique naturelle, tandis que Garcia la fécondait par sa profonde connaissance des théories logiques contemporaines.
L’ouvrage comporte deux parties. La première est constituée par le texte de J. Piaget qu’il avait espéré compléter en intégrant les résultats de la contribution de R. Garcia. J. Piaget n’eut pas le temps de procéder lui-même à cette synthèse, que l’on doit aujourd’hui à R. Garcia dans les « Conclusions générales ».
Le projet de Piaget était de mettre en évidence les origines mêmes de la logique en remontant jusqu’aux implications entre actions au niveau sensori-moteur. Une telle logique ne pouvait être qu’une logique des significations, dans laquelle les implications ne sont pas limitées à des énoncés : chaque action ou opération est chargée pour le sujet de significations ; il est donc possible de traiter des systèmes d’implications entre significations des actions puis des opérations. Si l’on prend soin de distinguer la signification des actions de leur causalité, les attentes et les anticipations des sujets portant sur l’enchaînement des actions témoignent déjà d’un début d’inférences. Or, une forme privilégiée d’inférence, l’implication entre actions, consiste en une implication entre leurs significations. Piaget s’engageait ainsi dans l’étude d’une « protologique », où les rapports entre formes et contenus sont moins différenciés que dans les systèmes opératoires. A la suite des Recherches sur les correspondances (1980) 2, de Les formes élémentaires de la dialectique (1980) 3 et de Comparer et transformer : des structures aux catégories 4, où il avait déjà dégagé les étapes élémentaires et formatrices des opérations, Piaget approfondissait l’étude des modes de compréhension qu’utilise le sujet comme instrument cognitif bien avant d’être capable de les thématiser.
La deuxième partie de l’ouvrage, rédigée par Garcia, met en valeur la contribution originale de Piaget à la logique des significations, contribution qui ne sera saisie pleinement que si on la situe dans le cadre de l’épistémologie génétique.
Dans le chapitre intitulé « Logique et épistémologie génétique », Garcia souligne que Piaget ne pensait pas au premier chef faire une contribution à la logique, mais créer un instrument qui serve à l’épistémologie. Ainsi seront, nous l’espérons, dissipés les malentendus trop fréquents concernant certaines formalisations proposées par Piaget afin d’analyser les normes de la raison humaine à tous les niveaux de son développement.
A la lecture du chapitre « Logique extensionnelle et logique intentionnelle », les non spécialistes de la logique sauront gré à l’auteur d’avoir exposé avec une grande clarté les communautés et les différences entre la logique opératoire et la logique de la pertinence, en les familiarisant avec l’oeuvre d’Anderson et Belnap. Garcia estime que la logique de la pertinence est le substrat indispensable de la logique opératoire, et il est le premier à avoir montré toute la fécondité d’une étude conjointe de ces deux logiques.
Enfin, dans ses remarquables « Conclusions générales » qui éclairent rétrospectivement l’ensemble de l’ouvrage, Garcia donne une magistrale interprétation de l’ensemble des découvertes présentées. Il souligne, parmi d’autres, un fait qui à première vue semble contredire nos résultats anciens : la formation précoce, au plan de l’action et dans le contexte spécifique des significations, d’opérations isomorphes à l’une ou l’autre des seize opérations binaires de la logique des propositions, mais non encore réunies en structures d’ensemble. Il y aurait donc des fragments de structures qui se coordonnent progressivement jusqu’à la constitution des groupements et ultérieurement du groupe INRC. Soulignons à cet égard que Garcia assigne au processus d’assimilation une double direction, attributive et intégrative, et montre ainsi qu’une logique des significations qui fonde la logique des énoncés, doit suivre la voie d’une logique à la fois intensionnelle et extensionnelle.
Loin de fermer le débat, l’ouvrage ouvre de nouvelles perspectives. Nous ne pouvons que suivre Garcia et sa conception d’une épistémologie devenue pleinement scientifique, et donc modifiable, qui seule permet de traiter et de renouveler un problème classique comme celui de la signification. A cela nous pouvons ajouter que le livre permet de mieux comprendre une logique des actions et les phénomènes liés à l’attribution de significations dans l’activité cognitive de l’enfant. De larges secteurs de la psychologie se préoccupent aujourd’hui des intentions, buts et représentations signifiantes qui sous-tendent les conduites cognitives. Ce livre contribuera certainement à cette problématique, à travers l’approche interdisciplinaire, si typique de l’Ecole piagetienne, qui s’est avérée féconde dans le passé et suscitera l’intérêt des logiciens, épistémologues, psychologues et de tout chercheur ouvert aux approches nouvelles de la signification.
Nous tenons à remercier très vivement notre collègue J.B. Grize, qui a bien voulu lire attentivement les parties du manuscrit de Piaget comportant des formulations logiques. Tous nos remerciements s’adressent à E. Ferreiro et S. Dionnet pour l’édition de la partie expérimentale, à D. de Caprona pour avoir traduit de l’anglais la seconde partie de l’ouvrage, à P. Steenken pour les illustrations et à tous les collaborateurs du CIEG et de la Fondation Archives Jean Piaget. Une fois de plus c’est grâce aux subventions du Fonds National suisse de la Recherche Scientifique, de la Fondation Ford et de la Fondation Jean Piaget pour Recherches Psychologiques et Epistémologiques que le travail de recherche et de rédaction a été rendu possible.
Bärbel INHELDER