Vers une logique des significations ()
Chapitre X.
Logique et épistémologie génétique
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1. Origines épistémologiques de l’approche piagétienne en logique🔗
Piaget est avant tout un épistémologue. Son épistémologie est issue de la biologie mais cela ne saurait signifier pour autant qu’elle est d’orientation strictement biologique. On lit ou on entend dire trop souvent qu’« en réalité », Piaget réduisait la connaissance à un processus biologique, ou qu’il essayait d’expliquer le système cognitif à travers la biologie, ou même qu’il utilisait la biologie théorique pour expliquer la logique et la mathématique. Tout le travail de Piaget sur les relations entre les sciences a une tonalité anti-réductionniste si forte que nous nous demandons comment l’on peut maintenir sérieusement une telle interprétation. Nous la considérons comme une représentation illégitime de la théorie épistémologique piagetienne et il est facile de déceler ses sources. Relevons trois assertions de la théorie qui pourraient être à l’origine de cette interprétation déformante. L’épistémologie génétique soutient les thèses suivantes :
a) Il existe une continuité entre les processus purement biologiques chez le nouveau-né et le type d’actions organisées qui marquent le commencement véritable des processus cognitifs.
b) Malgré la grande différence structurale entre systèmes biologiques et cognitifs, ces systèmes ont pour source commune l’adaptation d’un organisme biologique à son environnement à travers des processus d’assimilation et d’accomodation qui réalisent des fonctions semblables.
c) L’évolution des systèmes biologiques comme celle des systèmes cognitifs sont des exemples d’une évolution de systèmes ouverts intéragissant avec leur environnement. En tant que tels, ils obéissent à des mécanismes de développement semblables qui, malgré les particularités de chaque domaine, ont des caractéristiques communes. Piaget n’a pas formulé cette thèse en ces termes, mais elle résume à notre avis l’enjeu de sa théorie.
Aucune de ces trois assertions n’implique la négation de la spécificité du champ biologique ou cognitif, ni que les « lois » propres à un champ doivent « expliquer » le comportement observé dans l’autre domaine.
Une autre source d’incompréhension en épistémologie génétique, et qui nous concerne au plus haut point dans le cadre de ce livre, réside dans l’intérêt constant que Piaget a manifesté envers les structures logiques. Nous aimerions insister une fois de plus sur le fait que ni le rôle central occupé par ces structures dans l’oeuvre de Piaget, ni son approche particulière de la logique comme discipline scientifique ne seront clairement compris si l’on oublie l’origine épistémologique de son intérêt pour la logique et la mathématique. Pour Piaget, la recherche psychologique - la psychogenèse de la formation des concepts - est un instrument qui permet de comprendre comment évolue la connaissance. Et la biologie joue un rôle important pour la simple raison que la connaissance apparaît chez un type particulier d’organisme biologique et ne saurait donc en être dissociée. C’est toutefois dans une perspective épistémologique que Piaget formule le problème de l’origine et du rôle des structures logiques. C’est l’épistémologue plus que le biologiste qui pose les questions et donne les réponses.
2. Le problème épiste’moloqique de l’origine de la logique et le rôle de la logique en épistémologie🔗
Dans sa théorie logique, Piaget se fixe deux buts que l’on doit distinguer avec grand soin :
a) expliquer comment le sujet (un sujet connaissant) développe des relations et structures logiques jusqu’au niveau de ce que l’on nomme la logique naturelle d’un adulte normal.
b) montrer comment les relations et structures logiques jouent le rôle fondamental d’instruments assimilateurs qui permettent au sujet (encore une fois, un sujet connaissant) d’appréhender et d’organiser ses objets de connaissance, et qui sont ainsi les conditions nécessaires de toute forme de connaissance.
Les deux processus vont de pair et intéragissent de la manière exprimée par la formule bien connue : le sujet structure le monde en structurant ses propres instruments de structuration, c’est-à -dire sa logique.
La première question, qui est donc de savoir comment se développe la logique, comprend en fait l’un des problèmes épistémologiques les plus fondamentaux : d’où provient la nécessité logique ? Ce problème a été le talon d’Achille des théories de la connaissance apparues dans l’histoire de la philosophie. Platon et Kant lui apportèrent peut-être les solutions les plus cohérentes - mais c’est l’épistémologie génétique, en s’appuyant sur les découvertes de la psychologie génétique, qui pour la première fois a permis de traiter le problème dans le cadre de la science et de ses méthodes.
Après avoir établi que les relations logiques ne sont pas innées (ou a priori) et qu’elles ne sont ni un résultat direct de l’expérience, ni reçues de l’expérience par la médiation du langage (thèse de l’empirisme logique), l’épistémologie génétique dut montrer comment elles sont construites par l’enfant.
On donnera une solution simple au problème en affirmant que les relations logiques se construisent en même temps que l’organisation du monde empirique, et sont parties intégrantes des processus d’organisation. Bien qu’il ne soit pas erroné, cet énoncé peut être trompeur au plus haut point. « En même temps » est ici l’expression trompeuse. Il nous faut donc mieux élaborer la question.
D’une manière ou d’une autre, les théories épistémologiques sont des tentatives d’expliquer comment l’interaction entre le sujet S et l’objet O (S <≠≠> O) engendre la connaissance. La théorie piagétienne propose une explication qui fait intervenir un processus d’interaction véritablement dialectique. Laissons pour l’instant de côté ce que nous voulons dire par « explication » dans ce contexte. Dire que la connaissance résulte d’une interaction dialectique S O donne peu de lumière au problème, à moins que l’on n’explicite comment a lieu l’interaction et pourquoi on la qualifie de dialectique.
Il est plus facile de commencer par dire ce que ne signifie pas cet énoncé. Il ne recouvre assurément pas un processus quelconque « d’action et de réaction », comme pourraient le suggérer des versions simplifiées du matérialisme dialectique. Il ne saurait non plus recouvrir un processus hegelien d’« af- firmation-négation-dépassement ». En outre, le processus S <=> O qui engendre la connaissance ne ressemble pas à la production d’eau à partir de H et O par une étincelle, car il est laborieux et complexe. Toutefois, ce processus n’est pas identifiable à une croissance uniforme, et comporte des « moments » ou périodes qui jouent des rôles différents au sein du processus total.
Il s’agit là d’aspects bien connus de la théorie piagétienne. Et pourtant, aussi simple soient-ils, ils sont très souvent négligés. Insistons sur ce point. Lorsque le sujet 5 est confronté à une certaine situation O, son interaction avec O comporte une lecture de la situation (des données empiriques) par utilisation des instruments (logiques) d’organisation qui ont déjà été construits lors de situations d’expérience antérieures. A travers l’usage de tels instruments, les données empiriques deviennent des observables, c’est-à -dire qu’ils sont interprétés et, d’une manière ou d’une autre, organisés. Les nouvelles situations auxquelles le sujet S est confronté (et donc qu’il interprète) aideront à leur tour à construire de nouveaux instruments d’assimilation, c’est-à -dire organisateurs et logiques, qui permettront d’interpréter d’autres situations.
Le lecteur nous excusera d’avoir rappelé ces éléments de la théorie, mais ils sont indispensables si l’on veut parler de l’erreur d’interprétation que l’on trouve, nous semble-t-il, dans les commentaires de logiciens très compétents qui critiquent la logique de Piaget. Ces logiciens se réfèrent à ce qu’ils appellent « le mythe des stades » dans la logique piagétienne du développement comme à une manière de choisir seulement certaines périodes que Piaget estime être d’une extrême importance dans le développement des relations logiques, alors qu’en réalité, il aurait dû distinguer plusieurs autres étapes d’une importance au moins égale. Nous suggérons qu’en une telle critique, les logiciens négligent le fait que c’est en épistémologue que Piaget distingue des stades. Tentons de déceler le sens de cette position épistémologique.
3. Stades piagétiens et auto-organisation des systèmes ouverts🔗
Un des principes fondamentaux de l’épistémologie génétique est que le développement du système cognitif n’est ni une croissance continuelle, ni un processus linéaire. L’existence de stades est simplement l’expression de ces deux faits. Piaget en psychologie (avec Freud peut-être) et Marx en économie politique ont été en cela les initiateurs de ce que l’on nomme aujourd’hui une théorie générale des systèmes, bien qu’ils ne l’aient pas thématisée. Nous savons aujourd’hui que les systèmes ouverts, c’est-à -dire des systèmes qui échangent avec l’environnement de la matière, de l’énergie, de l’information, etc., sont des systèmes auto-organisés. Cela signifie que de tels systèmes acquièrent une structure interne qui devient stationnaire lorsque les flux d’échanges représentant les interactions avec l’environnement deviennent stationnaires 1.
Le mot clé est ici « stationnaire ». Qu’une structure soit stationnaire n’implique pas qu’elle soit statique, ni qu’elle soit dans des conditions d’équilibre au sens donné à ce mot par la thermodynamique classique. Une structure peut être stationnaire parce qu’elle existe sous des conditions d’équilibre ou parce que, loin de l’équilibre, elle est maintenue en son état stationnaire par les échanges avec l’environnement. Dans le premier cas, on appliquera le mot équilibre sans autre qualificatif. On parlera dans le second cas d’équilibre dynamique ou d’équilibration, dans l’interprétation que nous proposons de ce concept forgé par Piaget.
Dans le cas d’un organisme biologique ou d’un système cognitif, et comme en toute manifestation d’un organisme vivant, nous sommes éloignés des conditions d’équilibre. Si dans un organisme biologique on interrompt les échanges du système avec l’environnement, il évolue vers l’équilibre. L’équilibre est alors la mort. Lorsque les échanges avec l’environnement continuent, l’organisme biologique reste éloigné des conditions d’équilibre.
Les résultats de la psychologie génétique et leur interprétation par l’épistémologie génétique nous ont appris que nous pouvons considérer le système cognitif comme un système ouvert dont la dynamique est déterminée dans une large mesure par les échanges avec l’environnement. Son évolution se caractérise par des périodes d’équilibre dynamique ou « conditions semi-stationnaires » (les stades), suivies de ruptures d’équilibre (déséquilibration) et de ré-organisations (rééquilibration) qui amènent le système à de nouvelles conditions stationnaires (nouveau stade). On fera une distinction entre conditions « stationnaires » et conditions « stables ». Que des conditions stationnaires loin de l’équilibre restent stables signifie que le système fluctue par rapport à une valeur moyenne. Ces fluctuations sont dues soit à des variations internes, soit à des variations externes dans l’environnement. Au-delà d’un certain seuil, ces fluctuations engendrent l’instabilité du système : c’est le point de rupture des conditions stationnaires (la déséquilibration).
Les stades de la théorie piagétienne du développement sont alors précisément des périodes de stabilité relative (qui ne sont pas en équilibre, et qui ne sont pas statiques !) comportant toutes sortes de fluctuations qui naissent des situations changeantes auxquelles le sujet est confronté. La transition d’un stade cognitif au suivant est un exemple typique de l’instabilité d’un système qui n’arrive plus à absorber certaines perturbations (contradictions internes, incapacité à résoudre certains problèmes, etc.) et doit donc réorganiser les instruments assimilateurs de nouvelles situations.
Chaque période, ou chaque stade, a en propre les problèmes que le sujet est capable de résoudre, c’est-à -dire les situations qu’il est capable d’appréhender. Cette manière de concevoir les stades est manifestement épistémologique. Les considérations logiques viennent en un second temps : résoudre des problèmes, appréhender des situations, expliquer ce qui se passe sous telles ou telles conditions - tout cela exige le recours à des relations logiques. En chaque période, le sujet utilise des relations caractéristiques. Il n’utilise pas une seule relation logique ou une seule structure, mais plusieurs. La ligne de construction de chaque structure suit un développement fort complexe qui lui est propre, et les lignes de développement ne coincident pas. Les stades de développement ne sont pas déterminés par le développement de relations logiques singulières comme telles (laquelle devrait-on alors privilégier ?).
Dire que des structures caractéristiques sont à l’oeuvre en chaque stade n’est donc pas affirmer que le stade est défini par une seule structure logique. La notion de stade chez Piaget implique la première assertion et non la seconde. Voyons schématiquement comment sont caractérisés les stades. Nous laisserons de côté la période sensori-motrice pour nous attacher seulement aux niveaux où intervient la conceptualisation.
4. Stades cognitifs et liaisons logico-mathématiques🔗
On distinguera trois étapes importantes dans l’évolution des liaisons logico-mathématiques. Ces étapes correspondent aux trois stades classiquement compris en psychologie génétique sous les appellations de « pensée préopératoire », d’« opérations concrètes » et de « raisonnement hypothético-déductif ».
Dans le cadre d’une étude des mécanismes communs à la psychogenèse et à l’histoire des sciences, nous avons récemment caractérisé ces étapes par trois formes de liaisons logico-arithmétiques, nommées « intra-opératoires », « inter-opératoires », et « trans-opératoires » 2. Nous croyons que ces dénominations donnent de la notion de stade une représentation plus claire que les anciennes. Piaget était d’accord sur ce point. Il écrivit lui-même dans notre livre : « Il est alors clair que ces trois étapes correspondent à notre succession « intra », « inter » et « trans » comme nous allons le montrer par des exemples concrets avant d’en venir aux raisons qui rendent nécessaires une telle progression et qui justifient le nombre de trois (à la manière des « thèses », « antithèses », et « synthèses » de la dialectique classique) au lieu d’une distribution en un nombre quelconque » 3.
4.1. Liaisons intra-opératoires 🔗
Les liaisons intra-opératoires font uniquement référence à des articulations internes. L’absence de réversibilité à ce niveau implique que les relations demeurent isolées et ne se composent pas en systèmes de transformations et encore moins en structures. Ces liaisons peuvent être réparties en deux classes principales, peu ou pas du tout coordonnées entre elles :
a) Les comparaisons et les correspondances, élaborées à l’étape qui précède la constitution des fonctions. Cet ensemble inclut les identités (une relation qui n’est aucunement simple) aussi bien que les correspondances résultant de répétitions, de similarités et d’équivalences. Les fonctions en font également partie, mais dans la seule mesure où elles n’impliquent pas des transformations et leurs invariants.
b) Les actions de transformation de formes diverses telles que : - les collections d’objets divisées en sous-collections (par exemple, la division bien connue d’une classe B en sous- classes A et A’, sans qu’il y ait encore compréhension de la quantification propre à la relation d’inclusion).
- la sériation d’objets de hauteurs différentes a, b, c dans le seul cas où elle naît de vérifications empiriques qui n’entraînent pas la transitivité.
- les nombres naturels (mais sans conservation de la quantité).
4.2. Liaisons inter-opératoires 🔗
Les liaisons inter-opératoires impliquent quant à elles l’existence d’opérations élémentaires, qui consistent à former des ensembles, des sériations, etc., grâce à des compositions entre les opérations conduisant aux premières structures logico- arithmétiques rationnelles.
Des coordinations entre correspondances et entre transformations, aussi bien que des principes de conservation apparaissent à ce niveau. Les propriétés suivantes sont établies :
- réversibilité
- récursivité
- transitivité
- commutabilité (et sa forme linéaire : commutativité)
- associativité limitée
- réciprocité
Il est nécessaire d’expliquer la transition des liaisons intra- opératoires aux liaisons inter-opératoires, et en particulier comment l’enfant passe du coordinateur « mettre ensemble » et du coordinateur de succession aux opérations qui apparaissent dans la période suivante.
Pour rendre compte de cette transition, la théorie piagétienne assigne un rôle central à la conquête de la commutabilité, bien que l’élaboration de cette idée soit assez tardive dans la théorie 4. Le progrès fondamental est en effet de comprendre de comprendre que lors d’une transformation, les modifications au « point d’arrivée » sont liées aux modifications au « point de départ ». Il en résulte deux conséquences importantes : a) les transformations directes sont coordonnées avec les transformations inverses et conduisent ainsi aux opérations qui dépasseront les actions unidirectionnelles ; b) l’enfant parviendra ainsi à concevoir des conservations. Signalons en outre que les possibilités de rétroaction et de rétrospection conduisent aux récursivités, transitivités et réciprocités.
Le problème central de ce stade tient alors au fait que ses structures les plus caractéristiques -les groupements- bien qu’elles soient déjà très consistantes et comportent un degré élevé de généralité, restent fort pauvres et présentent des limitations importantes. Mais rappelons-nous que s’ils sont caractéristiques (ils constituent en fait la seule organisation structurale à l’oeuvre dans la logique qualitative de cette période), ils ne donnent pas pour autant la définition du stade.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les limitations bien connues du groupement. Toutefois, il nous semble utile d’évoquer les problèmes épistémologiques qu’elles soulèvent : pourquoi de telles limitations, et comment sont-elles dépassées ?
La première limitation concerne la manière dont cette structure réalise sa fonction (dans le sens biologique et non mathématique du terme). Elle consiste à exprimer les propriétés qualitatives de certains contenus exogènes. Le groupement est comme tel toujours subordonné à des contenus qui sont donnés, c’est-à -dire extra-logiques. C’est la raison de sa grande faiblesse structurale du point de vue formel, bien qu’il soit assez consistant pour être formalisable. De plus, la subordination à un contenu extra-logique explique le rôle important de cette structure au niveau psychogénétique : elle couvre en effet une longue période qui s’étend de sept à onze ans, quand le sujet commence à coordonner logiquement ses opérations mais sans être capable de dépasser une organisation de contenus concrets, en raison du manque de mécanismes formels hypothetico- déductifs.
Une seconde limitation caractéristique des groupements est l’inexistence de compositions, sauf entre éléments ou sous- ensembles proches. A ce niveau, il y a quantification, mais restreinte à « tous », « quelques » et « aucun ». Combiner deux éléments quels qu’ils soient exige des généralisations extensionnelles qui ne sont pas encore élaborées par l’enfant. En outre, et dans la mesure où les compositions sont subordonnées à des contenus extra-logiques, le sujet ne peut relier des formes comme telles, et se trouve donc limité aux connexions dépendant des contenus.
Une troisième limitation est liée aux difficultés de concevoir les intersections de classes, difficultés qui amènent le sujet à ne prendre initialement en considération que des classes disjointes et donc à procéder, dans le cas des classifications, par dichotomies.
Finalement, une limitation majeure est l’impossibilité de déduire les propriétés d’un sous-système à partir des propriétés du système total. C’est la raison par excellence qui nous fait considérer le groupement comme une structure faible.
4.3. Liaisons trans-opératoires 🔗
Quant aux liaisons trans-opératoires, elles conduisent à des structures logico-mathématiques d’une nature clairement algébrique comme les groupes, les combinaisons, les proportions, etc… Au niveau correspondant à l’âge de onze-douze ans, elles apparaissent spontanément, mais ne sont utilisées qu’instrumentalement. Elles ne sont pas thématisées et caractérisent un « savoir-faire » du sujet qui n’implique pas encore une compréhension des structures comme telles. Toutefois, sous cette simple forme d’une utilisation ne comportant aucune objectivation réflexive, ces structures apparaissent comme le résultat d’un processus constructif qui revient à appliquer des opérations aux opérations. Le processus apparaît clairement dans les cas suivants :
a) Les permutations, qui exigent qu’un ordre soit établi entre différentes sériations possibles. On obtient le nombre total de permutations par une sériation de toutes les sériations.
b) Les combinaisons, qui sont des classifications de toutes les classifications. Ici, la nouveauté est que l’enfant n’opère plus seulement avec des classes disjointes mais avec des classes comportant un nombre accru d’intersections.
c) L’ensemble des sons-ensembles est issu de la structure précédente par intervention de la vicariance. Le passage d’une vicariance à une autre implique le passage d’un système d’inclusions à un autre, comme les partitions et intersections multiples qui vont de pair avec lui. L’ensemble de tous les sous-ensembles d’un ensemble donné résulte d’une généralisation de ce processus.
d) Le groupe INRC, qui inclut à la fois les inversions et les réciprocités. Ce type de groupe apparaît (de manière encore instrumentale et bien entendu non encore thématisée) chaque fois que deux systèmes différents se composent en une totalité unique. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un seul mouvement se réfère à deux cadres de référence (relatifs l’un à l’autre quant au mouvement), avec coordination nécessaire entre eux. La logique propositionnelle à deux valeurs est aussi un exemple d’un tel groupe.
Une fois constituée, et si proche reste-t-elle des actions courantes comme l’ordination, la transition de l’« inter » au « trans » « montre qu’une opération ne demeure pas longtemps inerte et isolée (« intra »), mais constitue tôt ou tard un noyau de structuration dans les directions « inter » et « trans » qui se prolongent ensuite indéfiniment jusqu’à la construction de structures proprement dites » 5.
5. Diachronie, synchronie et structures logiquesđź”—
L’expression que l’on doit souligner en cette citation est « noyau de structuration ». Les lignes de développement des structurations qui convergent vers ce noyau et en divergent ne coïncident pas. On voit ainsi une fois de plus que l’on ne saurait définir les stades piagétiens par le développement de relations logiques prises isolément.
Mais pour situer les stades dans leur vraie perspective, il nous faut encore tenir compte de deux autres aspects du problème. Le premier nous sera donné par le même texte : « Ces hiérarchies cognitives comportent deux sortes d’emboîtements. Les uns sont proactifs, par élargissement des domaines au cours des périodes successives de la construction des connaissances. Mais d’autres sont rétroactifs, parce que l’acquis à un niveau n peut enrichir après coup les relations déjà établies à des niveaux antérieurs n — / » 6. Ceci nous amène au second point que nous aimerions souligner : « S’il en est ainsi on peut, semble-t-il, conclure que les séries la Ir T (c’est-à -dire « intra », « inter » et « trans ») ne consistent pas en dépassements simples, donc linéaires, tels qu’on les retrouve en toute succession dialectique élémentaire, mais qu’il faut parler d’un dépassement continuel des instruments mêmes de dépassements, ce qui confère aux instruments cognitifs leur richesse et leur complexité particulière » 7.
Nous sommes ici au coeur du problème : chaque stade ne peut simplement être conçu comme une croissance naturelle à partir du stade précédent, car il réorganise la totalité des instruments déjà utilisés par le sujet. De ce point de vue comment pourrait-on considérer la transition en termes de croissance et rechercher, comme l’a suggéré Apostel 8, un algorithme de croissance (growth algorithm) pour représenter le développement des cadres conceptuels de l’enfant ? Il est assez surprenant de constater combien persistante est cette idée, bien que Piaget ait clarifié ce point il y a bon nombre d’années et de façon à notre avis fort convaincante. Dans son commentaire de l’article d’Apostel du volume XV des Etudes d’Epistémologie Génétique, Piaget exprime sa réserve à propos de l’idée qu’il faudrait « déduire a priori ce que doit être un tel développement, de son départ le plus humble jusqu’à son état ’final’, et cela au moyen d’une analyse structurale essentiellement algébrique » 9. Piaget estimait que « cette voie conduirait éventuellement à certaines généralisations intéressantes au point de vue formel (…) mais peut-être sans signification génétique » 10.
Le lecteur nous excusera de nous attarder quelque peu sur le sens de cette affirmation. Pour notre part, nous voyons mal comment le processus temporel de la construction laborieuse d’un système de relations serait parallèle à la reconstruction rationnelle des liens strictement formels entre les composantes du système. Considérons un stade n et sa transition à un stade n + 1. Les stades n et n + 1 sont tous deux caractérisés par un usage instrumental de structures logiques que nous appellerons respectivement Sn et S^. Deux questions différentes se posent alors : a) comment le système de relations Sn engendre-t-il de fait, c’est-à -dire en action, le système Sn+f ! b) comment le système Sn subsumé sous le système S„ , est-il inséré formellement en .? La réponse à la première question exige une étude diachronique et empirique de la manière dont l’intelligence d’un sujet évolue. La réponse à la seconde question exige une étude synchronique des relations formelles entre diverses structures. La première étude relève de l’épistémologie de la logique, la seconde de la logique.
Dès lors, on ne s’étonnera pas que l’analyse logique permette de trouver un plus grand nombre d’étapes possibles s’échelonnant du niveau formel Sn au niveau formel Sn+l que n’en déterminera l’épistémologue du développement. Cela signifie simplement que l’esprit de l’enfant ou de l’adolescent ne suit pas les voies rigoureuses des logiciens formels : il se borne à construire, à utiliser une structure. En cela, l’enfant, tel que l’épistémologue le comprend, ne diffère pas de l’homme de science. Des mathématiciens « purs » firent par exemple de sérieuses objections aux fonctions delta de Dirac. Mais lui ne s’en soucia heureusement pas et continua à les utiliser dans sa version de la mécanique quantique. Lorsque Schwartz donna un fondement exact à ces fonctions, sa manière rigoureuse de les construire apparut complètement différente de la méthode de Dirac.
La réciproque est également vraie : le logicien ne peut formaliser tout ce que fait un sujet connaissant en sa « pensée logique ». Les limitations bien connues des formalismes sont maintenant des lieux communs, mais il n’est pas superflu de rappeler qu’une opération simple comme la mise en correspondance terme-à -terme de deux ensembles n’est pas entièrement formalisable lorsqu’il y a introduction de l’infini. Cette conséquence bien connue du théorème de Lowenheim- Skolem 11 n’est qu’un des nombreux arguments qui tendent à montrer l’impossibilité de formaliser complètement l’intuition. D’autres interprétations possibles de ces théorèmes évitent des conséquences de ce type, mais au prix de « solutions radicales » que la théorie des mathématiques finit par payer chèrement 12. Dans ces interprétations, le problème n’est pas résolu, mais simplement déplacé.
L’idée d’établir un parallélisme trop strict entre la filiation des structures d’un point de vue psychogénétique et les interrelations internes, synchroniques et statiques de structures logiques de complexité croissante, prend forme dans le projet d’Apostel et d’autres qui veulent découvrir « une relation structurale d’ordre entre algèbres, relation qui refléterait partiellement ou totalement la relation génétique de filiation entre les systèmes dont ces algèbres représentent les formes opérationnelles » 13. Mais nous répondrons que si une analyse purement théorique fait découvrir un très grand nombre de lignes possibles de développement, seule l’alliance judicieuse de la recherche psychogénétique avec une analyse épistémologique permettra de déterminer la ligne de développement effectivement suivie (à cet égard, les enfants et les adolescents sont très obstinés). Toutefois, il s’agit là d’une réponse partielle, qui n’engage qu’un des problèmes soulevés par les tentatives de construire « une algèbre génétique ». Nous avons déjà évoqué une seconde réponse liée aux limitations des formalismes et nous ne nous y attarderons donc pas.
Il y a toutefois une troisième réponse possible, à notre avis bien plus fondamentale d’un point de vue épistémologique. La principale objection à une algèbre génétique provient de la théorie du développement cognitif en tant qu’elle est étroitement liée à la théorie de l’auto-organisation des systèmes ouverts. Au risque de nous répéter, nous devons revenir sur ce point qui nous permettra de mettre en évidence une caractéristique importante et souvent négligée du système cognitif en son évolution.
6. Discontinuité’ structurale et continuité’ fonctionnelle🔗
Les aspects diachronique et synchronique de l’évolution du système cognitif sont reliés d’une manière spécifique. Nous avons décrit plus haut cette évolution comme une succession de « stades », c’est-à -dire d’états quasi-stationnaires qui subissent des ruptures d’équilibre. Le propre de chacun de ces stades est d’utiliser certains « instruments assimilateurs » qui fixent le type de problèmes susceptibles d’être résolus par le sujet et le type d’« explications » que ce dernier proposera face à certaines situations.
Dans le cas du développement de la pensée de l’enfant, les instruments assimilateurs sont au premier chef des relations logiques. Cependant, la transition d’un stade à son successeur ne sera pas décrite comme une simple « addition » de nouvelles relations logiques à celles qui existaient auparavant. Chaque stade ajoute bien sûr de nouveaux éléments mais dans le cadre d’une réorganisation complète du stade précédent. Cela signifie que l’équilibre dynamique antérieur qui avait permis au système de demeurer en un état stationnaire pendant un certain temps, a été détruit. La théorie de la transition d’un stade à un autre est avant tout une théorie de la rupture des états d’équilibre. Son équivalent dans la théorie physique est l’instabilité d’un état d’équilibre. Une fois que l’instabilité est déclenchée, un système est désorganisé et peut, sous certaines conditions, accéder à de nouvelles formes d’organisation. En ce qui concerne le système cognitif, la « déséquilibration » représente un processus où se manifeste l’impossibilité, pour le sujet, de résoudre certains problèmes à l’aide des structures d’assimilation antérieurement construites, le système total entrant alors en crise.
Lorsque nous parlons du « système total », c’est au risque d’être mal compris, car nous faisons référence aux seuls aspects structuraux du système cognitif et non à ses aspects fonctionnels. Or, ces instruments et mécanismes d’élaboration de la connaissance demeurent à l’oeuvre. C’est précisément à travers leur application que le sujet sera capable de réorganiser son système. Cette réorganisation implique une très nette discontinuité dans la transition d’un niveau à l’autre, mais elle est structurale et non fonctionnelle. Il y a donc continuité fonctionnelle et discontinuités structurales dans le développement cognitif.
Selon la théorie de l’épistémologie génétique, le processus de réorganisation a lieu par utilisation d’instruments cognitifs spécifiques. Ce que Piaget a nommé l’« abstraction réfléchissante » joue ici le rôle principal. La manière même dont elle intervient dans le processus de construction de nouvelles relations structurales prévient toute idée de développement ou de croissance continus. On pourrait bien entendu se poser la question de savoir si un tel processus de construction est une description valide du développement cognitif réel. Mais il fau drait alors que la question soit énoncée en termes psychogénétiques et épistémologiques, et non strictement logiques. Une fois encore, c’est l’épistémologie de Piaget qui est ici en jeu. Des arguments de logique formelle ne sauraient rendre compte du problème. La manière dont nous comprenons aujourd’hui l’évolution des systèmes ouverts sous des conditions variables d’environnement nous donne un argument nouveau et puissant en faveur de l’interprétation épistémologique de la rééquilibration. Lorsqu’un système physique ouvert devient instable, son évolution ultérieure est essentiellement imprévisible. Le point qui représente l’état instable sur le chemin suivi par le système est en fait un embranchement. Le système peut suivre plusieurs chemins possibles. L’imprévisibilité constitutive du chemin précis d’un système soumis à des périodes successives d’instabilité (déséquilibre) semble caractéristique de tous les systèmes ouverts.
Revenons enfin à une question que nous avions laissée en suspens. Les opérations logiques ne sont construites ni isolément, ni toutes simultanément. A la lecture du présent ouvrage, il deviendra clair que les relations logiques se construisent lentement comme des fragments de structures. Ces fragments se coordonnent graduellement jusqu’à l’émergence de nouvelles structures comportant une organisation interne plus cohérente. Tel est par exemple le cas des groupements. Un enfant n’en vient pas à maîtriser les groupements simplement en classant des objets ou en les ordonnant. Une préparation est requise, qui consiste à élaborer différentes formes de liaisons logiques, dont certaines sont déjà isomorphes aux foncteurs de la logique propositionnelle tout en restant éloignées d’une coordination en un système unique. Les coordinations s’établissent selon un processus très complexe que l’on ne connaît pas encore en tous ses détails. A un moment donné, il y a convergence des fragments structuraux en un « noyau de structuration ». Chaque fragment peut se trouver à un « niveau de développement » différent des autres. Ainsi, un stade n’est pas défini par telle ou telle ligne de développement, mais plutôt par ce que l’enfant est capable de faire avec tous les fragments de structure qu’il a construits jusqu’alors. La complexité du processus au niveau psychogénétique est telle qu’elle laisse peu d’espoir au projet d’une algèbre génétique.