Vers une logique des significations ()
Chapitre V.
Les liaisons intraobjectales 1
a
đ
La recherche qui suit pourra paraĂźtre des plus banales parce que portant sur de simples puzzles encore de caractĂšre Ă©lĂ©mentaire. Mais il sâagit pour nous dâexaminer ce que comporte la notion dâobjet du double point de vue des significations et des implications entre actions et, pour ce faire, les questions les moins complexes sont les plus instructives.
Dâun point de vue gĂ©nĂ©ral, les deux significations dâun objet sont, subjectivement, ce quâon en peut faire et, objectivement, de quoi il est fait, donc composĂ©. Or, si la premiĂšre se confond avec la signification des actions, dont nous ne nous occuperons point en ce chapitre, la seconde soulĂšve le problĂšme dâĂ©tablir si la composition de lâobjet se rĂ©duit Ă un ensemble dâobservables ou si elle exige des mises en relations, des reconstitutions, etc., en un mot des activitĂ©s du sujet plus ou moins apparentĂ©es ou mĂȘme isomorphes Ă des opĂ©rations. Or, câest naturellement cela que nous chercherons Ă montrer et câest dans ce but que nous en resterons aux questions les plus simples.
La composition dâun objet se rĂ©duit, dâune part, Ă ses propriĂ©tĂ©s, soit observables mais exigeant, mĂȘme en ce cas, des interprĂ©tations, soit encore Ă dĂ©couvrir ; elle consiste, dâautre part, en ses parties ou morceaux, plus ou moins liĂ©s Ă ces propriĂ©tĂ©s, et dont les connexions spatiales sont Ă constater ou Ă Ă©tablir. Nous avons donc cherchĂ©, pour dĂ©gager le rĂŽle du sujet en ces diverses liaisons, Ă analyser les rĂ©actions Ă plusieurs puzzles dont les Ă©lĂ©ments sont prĂ©sentĂ©s en vrac. Cet ensemble de vingt-trois cartes de formes diffĂ©rentes (fig. 5) Ă©tait constituĂ© de :
- Treize parties de pommes dont onze (/ à 11) sont coordonnables pour former quatre pommes entiÚres rouges, les deux parties restantes (vertes) étant isolées.
- Cinq piĂšces double-face qui forment pour une face un Ă©lĂ©phant dans un boa (E1-E5) et pour lâautre un chapeau (C1-C5). Ces illustrations sont tirĂ©es du Petit prince de Saint- ExupĂ©ry.
- Deux piĂšces simple-face, lâune de lâĂ©lĂ©phant (Eâ2), lâautre du chapeau (Cl).
- Trois piĂšces ne faisant partie dâaucun puzzle, non coordonnables entre elles ni avec les autres et qui reprĂ©sentent un morceau dâauto (V), les yeux dâun animal (A) et une carte blanche (Bl).

Figure 5
La consigne est simplement : « Essaie de faire quelque chose et dis-moi ce que câest », sans que lâon indique le nombre des objets. Les liaisons Ă construire sont alors soit intrafigurales (reconstituer un Ă©lĂ©phant cohĂ©rent), soit interfi- gurales (mettre ensemble les pommes, etc.) et notre problĂšme sera dâĂ©tablir jusquâĂ quel point ces liaisons sont dĂ©jĂ de formes opĂ©ratoires : conjonctions, nĂ©gations, intersections, incompatibilitĂ©s, implications, etc.
1. Le niveau IAđ
Voici des exemples du niveau IAÂ :
TIE (3 ;5) prend un morceau de pomme (2): « Câest quoi ? - Je ne sais pas ». Il y accole le morceau 8 qui est aussi un morceau de pomme, mais non coordonnable spatialement avec 2 et dit : « Aussi une pomme », mais « il faut le mettre ici parce que câest vert (bout de feuille) ». AprĂšs y avoir ajoutĂ© le 6 (partie mĂ©diane), il change de signification : « Maintenant jâai une maison ». Il rajoute des morceaux du chapeau et aboutit ainsi Ă un ensemble hĂ©tĂ©roclite, mais dont les deux critĂšres de voisinage ou conjonction sont des couleurs semblables et surtout lâabsence de lacunes entre les Ă©lĂ©ments. Il construit ensuite un second ensemble formĂ©, de haut en bas, du dos de lâĂ©lĂ©phant posĂ© sur le morceau dâauto, celui-ci sur un espace blanc, lui-mĂȘme sur les yeux dâanimal et Ă la base un morceau du chapeau : « Ca câest un cheval et ça de lâeau : câest un cheval dans lâeau ». DerniĂšre phase : il accole ses deux compositions et conclut : « Câest que des pommes ».
AYA (3 ; 1 ) commence Ă©galement par des couples de morceaux (dâĂ©lĂ©phant puis de pomme), puis en rĂ©unit cinq avec la prĂ©occupation quâils soient bien contigus et en montre une partie en disant : « Câest une pomme ». Il finit par les entourer dâune couronne dâĂ©lĂ©ments disparates et dĂ©clare enchanté : « Une maison) ».
MIN (3 ;2) dĂ©bute de mĂȘme par des couples ou trios de morceaux mal ajustĂ©s en disant chaque fois : « Une pomme ». Puis pour un autre couple dâĂ©lĂ©ments : « Câest un Ă©lĂ©phant, un bout dâĂ©lĂ©phant ». Mais ensuite une sĂ©rie de morceaux sont empilĂ©s en dĂ©sordre : « Une pomme qui tombe dans lâeau avec la voiture et une maison », puis il rĂ©partit en huit couples alignĂ©s : « Câest des objets de pommes (en fait pas tous) », puis « câest une route de pommes ». On montre un couple formĂ© dâun morceau de lâĂ©lĂ©phant et dâun bout de pomme : « Ca va bien ensemble ? - Oui, tout va bien ensemble ».
Ces sujets de trois ans (le niveau IB dĂ©bute dĂšs quatre ans) sont intĂ©ressants par ce qui leur manque encore pour construire des objets. Les premiers morceaux choisis au hasard ne sont pas conçus comme les parties dâun objet total quâil sâagirait de complĂ©ter en utilisant lâun dâeux comme rĂ©fĂ©rentiel de dĂ©part et en anticipant les totalitĂ©s dont ils feraient partie. Seul Min parle dâun « bout » (dâĂ©lĂ©phant), mais sans chercher les autres « bouts » avec anticipations ou par tĂątonnements : ils sont simplement associĂ©s Ă dâautres jusquâau moment oĂč de telles « pseudo-totalitĂ©s » formĂ©es dâĂ©lĂ©ments hĂ©rĂ©rogĂšnes peuvent donner lieu Ă des significations. Mais celles-ci prĂ©sentent les deux caractĂšres : (1) de pouvoir changer en cours de route : la « pomme » de TiĂ© cesse de lâĂȘtre aprĂšs de nouvelles adjonctions car « maintenant jâai une maison » (voir aussi Aya); et (2) de dĂ©signer des situations modifiables et non pas des objets permanents : « Câest un cheval dans lâeau » (TiĂ©) ou « une pomme qui tombe dans lâeau avec la voiture et une maison » ou « une route de pommes » (Min) qui inclut dâailleurs des morceaux dâĂ©lĂ©phant et de chapeau. Min formule dâailleurs le caractĂšre gĂ©nĂ©ral et essentiel de ce niveau IA en disant « Tout va bien ensemble », donc nâimporte quoi avec nâimporte quoi pourvu quâon invente une liaison quelconque au lieu de la chercher par anticipation ou de la trouver par conjonctions nĂ©cessaires ou justifiables avec mise en relations dâobservables objectivement rĂ©unis.
2. Le niveau IBđ
DĂšs quatre ans, on assiste Ă un tournant remarquable dans la recherche de lâobjet, en ce sens que le morceau de puzzle choisi au dĂ©part (et quel quâil soit) est utilisĂ© comme piĂšce ou Ă©lĂ©ment « rĂ©fĂ©rentiel » quâil sâagit de complĂ©ter pour en faire un objet isolable et conservable caractĂ©risĂ© par des liaisons « intraobjectales ». Celles-ci, qui consistent en « conjonctions obligĂ©es », sont obtenues en partie au cours dâessais empiriques, mais dĂ©jĂ , en partie Ă©galement, par des anticipations locales, valables ou erronĂ©es, et guidant la recherche Ă des degrĂ©s divers :
MAR (4 ;1) part de Eâ2 (dos et oeil de lâĂ©lĂ©phant) quâelle accole Ă la partie voisine et dit : « Un poisson ». Elle prend ensuite le morceau 4 (moitiĂ© de la pomme) quâelle complĂšte correctement par 3 (autre moitiĂ©) et dit : « Une pomme ». Puis elle prend A (deux yeux dâanimal) et cherche un complĂ©ment : « Il nây a pas » (nĂ©gation correcte), mais cherche quand mĂȘme avec des E (parties dâĂ©lĂ©phants): « Non, lĂ il manque quelque chose ». Elle revient aux pommes avec un morceau vert : « Je vais faire la pomme verte », puis elle rĂ©unit les morceaux dont elle constate le manque dâajustements spatiaux : « Ca va pas, parce que là ça dĂ©passe ici et lĂ aussi ».
FRE (4 ;6) part dâun morceau de pomme (2) et dit : « Ăa fait penser Ă une tomate » et essaye dây rĂ©unir le 4 : « Câest pas la bonne (partie complĂ©mentaire) » et, pour six autres essais, rĂ©pĂšte : « Ăa va pas », « ça va pas non plus », etc., pour finir par une combinaison correcte de 5, 9 et 11 : « Câest fini, je crois une pomme. Je vais en chercher une autre » et trouve 2 avec 1 puis 3 et 4, dâoĂč trois pommes rĂ©ussies aprĂšs nĂ©gations et recherches de conjonctions intrafigurales. Il passe Ă lâĂ©lĂ©phant et rĂ©ussit E2 avec E3 en disant : « On doit les laisser (ainsi) », mais « ça (piĂšces restantes) il nây a rien qui va », en faisant lâhypothĂšse quâ« on a ĂŽtĂ© une image (câest-Ă -dire un morceau) » et en rĂ©unissant ces nĂ©gatives en une classe Ă part qui Ă©voque le p . q de lâincompatibilitĂ© p \ q !
FRI (4 ;2) voit dâemblĂ©e dans les morceaux 1 Ă 11 plusieurs pommes possibles et en construit des couples diffĂ©rents, puis il compare E2 et Eâ2 et conclut : « Jâai trois pommes et deux animais ». Pour C4 contre Cl accolĂ©s verticalement : « Câest un escargot. - Fini ? - Non ».
GAR (4 ;2) rapproche E2 de Eâ2 mais conclut : « Non, parce quâil y a (= ça fait) deux baleines. - Et câest trop ? - Oui », mais pour Cl et Cl « câest une chenille qui monte et une qui descend ».
AM A (4 ;5) rĂ©ussit Ă 7, 8, 10 en partant du rĂ©fĂ©rentiel 7, etc.: « Une pomme et lĂ aussi (dans le cas dâautres liaisons) ». Pour les E on propose un remplacement avec un C : « Ca va presque aussi bien ensemble ».
CAR (4 ;9) rĂ©ussit 8 + 10 avec 9 + Il puis une autre pomme (5 + 6 + 7): « Câest fini et lĂ aussi » et pour lâĂ©lĂ©phant il rassemble E2 + E3 + E4, puis ajoute correctement El : « Jâai toutes les piĂšces » (sauf ES), puis complĂšte et distingue une moitiĂ© de « vipĂšre » (le boa) puis « lâautre moitié ». Mais il croit que lâĂ©lĂ©phant est « lâautre moitié » du chapeau.
On voit la diffĂ©rence considĂ©rable qui sĂ©pare ces sujets de quatre ans de ceux de trois ans classĂ©s sous IA. La principale est la constitution des liaisons intraobjectales, spatialement contiguĂ«s et se conservant sous la forme de « conjonctions obligĂ©es », mĂȘme si on les dĂ©coupe en morceaux dont il sâagit alors de reconstituer la rĂ©union en totalitĂ©s fermĂ©es et stables. Autrement dit le sujet ne construit plus dâensembles hĂ©tĂ©rogĂšnes tels quâen imagine Min lorsquâil voit « une pomme qui tombe dans lâeau avec la voiture et une maison » et en conclut que « tout va bien ensemble », mais lâenfant, partant dâune figure quâil suppose (avec raison) ĂȘtre par exemple un morceau de pomme, sâen sert de rĂ©fĂ©rentiel pour la complĂ©ter par les morceaux complĂ©mentaires. Il en rĂ©sulte la formation dâactions nouvelles et fondamentales qui sâimpliquent lâune lâautre : (1) la recherche de conjonctions devenant « obligĂ©es » pour aboutir Ă lâobjet total ; et (2) lâintervention nĂ©cessaire et corrĂ©lative dâexclusions ou nĂ©gations. Ainsi, cherchant « la bonne (partie) » sâajustant correctement Ă son rĂ©fĂ©rentiel, FrĂ© Ă©carte successivement six morceaux en disant « ça va pas », « ça va pas non plus », etc., jusquâau moment oĂč, reliant les parties 5, 9 et 11, il dit : « Câest fini, je crois une pomme » et en construit deux autres, ajoutant ainsi aux conjonctions intraobjectales dâautres qui sont « interobjectales » et mĂȘme « inclusives » (classe ou collection de pommes).
En plus de ces progrĂšs fondamentaux, on en note plusieurs autres. FrĂ© ne se contente pas de nĂ©gations partielles, mais rĂ©unit les morceaux inutilisĂ©s en une classe Ă part : « Ăa (les piĂšces Ă©cartĂ©es) il nây a rien qui va ». Dâautre part, sans que le sujet parte dĂšs le dĂ©but de projets anticipĂ©s quant aux formes finales, il devient capable dâinfĂ©rences partielles dĂšs quâune construction est commencĂ©e. Par contre, un problĂšme nullement encore rĂ©solu est celui du rapport entre les deux images C et E. Ou bien le sujet ne construit que quelques liaisons C ou E et ne cherche pas leur rapport, ou bien il croit Ă leur synthĂšse possible : pour Ama, la substitution dâun E par un C ne donne lieu quâau jugement : « Ăa va presque aussi bien ensemble ». Car formule par contre la croyance commune Ă ceux qui cherchent le rapport : lâensemble C constitue « lâautre moitié » de lâensemble E.
3. Les cas intermĂ©diaires et le niveau IIđ
Les problĂšmes posĂ©s aux sujets sont si faciles Ă rĂ©soudre quâune fois acquis les prĂ©-foncteurs fondamentaux constituĂ©s au niveau IB (conjonctions obligĂ©es par liaisons intrafigurales et exclusions ou nĂ©gations), les progrĂšs ultĂ©rieurs sont de nature procĂ©durale plus que structurale : anticipations plus rapides et plus complĂštes de lâobjet Ă construire, plusieurs rĂ©fĂ©rentiels distincts et passages ou transferts dâune construction Ă une autre, etc. Il ne reste alors quâun problĂšme structural Ă rĂ©soudre et lâon verra son intĂ©rĂȘt : câest la question de savoir si les deux cĂŽtĂ©s des piĂšces C et E (chapeau et Ă©lĂ©phant) ont un rapport entre eux dans le sens oĂč Car y voit les deux « moitiĂ©s » dâun mĂȘme tout, ou sâil sâagit de deux images ou objets indĂ©pendants comme ceux que lâon peut trouver dans un album illustrĂ© dans lequel il nây a pas de rapport entre une page et son verso. Câest donc en fonction de la solution de cette question que nous distinguerons du niveau IB un niveau II oĂč cette question est rĂ©solue.
Voici dâabord quelques cas intermĂ©diaires entre les niveaux IB et II :
TRI (6 ;8) prend dâemblĂ©e El, E2 et E3 avec anticipation du tout et complĂšte cet Ă©lĂ©phant, puis saisit 5 et dit : « Câest une tige de pomme », puis 9 et 3 mais retire 3 : « Ăa va pas », et fait 5, 6, 7 : « Elle est tout entiĂšre ». - On peut faire autre chose ? - (Il assemble 8, 10, 9, 11) Elle est finieâ. ». Avec C4 et Cl, il conclut à « un chapeau », mais y mĂȘle des E et y voit un Ă©lĂ©phant, mais mĂ©lange ensuite des C et des E en se bornant Ă constater quâ« ;7 y a des piĂšces qui manquent ».
ERI (6 ;l) trouve rapidement les pommes et anticipe lâĂ©lĂ©phant quâil construit dâun coup sauf E5 considĂ©rĂ© comme « un serpent ». Quant aux C, il avait vu en C2 « une montagne » et en C3 « un pont, une riviĂšre », donc en tout un paysage. AprĂšs avoir construit ÎE, il veut refaire son ensemble C, mais constate quâ« /7 manque des bouts » sans voir quâil les avait retournĂ©s et conclut : « Tu mâas pris lâautre bout », et ne comprend pas lâexistence de deux systĂšmes indĂ©pendants dont lâun serait au verso de lâautre.
CEC (7 ;7) mélange des E et des C et quand on lui suggÚre de retourner, elle aboutit à « un éléphant trÚs mal fait » et un « chapeau mal fait ».
Et des cas francs du niveau IIÂ :
IAN (7 ;5) distingue trois rĂ©fĂ©rentiels P, E et C et rĂ©partit en trois collections les Ă©lĂ©ments qui sây rapportent. AprĂšs quoi il construit les pommes, et avec E2 + E3 « un Ă©lĂ©phant », puis avec C4 + C2 « une montagne ou un volcan », mais lorsquâil veut les terminer il ne trouve quâ« une moitiĂ© de montagne et la moitiĂ© dâun Ă©lĂ©phant ». Puis, ayant retournĂ© une piĂšce (aprĂšs avoir vu quâon avait « enlevé » des piĂšces), il sâĂ©crie : « Ah, je sais maintenant : il y avait un Ă©lĂ©phant et tu lâas retourné » et Ă son grand Ă©tonnement il dĂ©couvre quâen retournant lâĂ©lĂ©phant on trouve la montagne : il en ordonne alors correctement les morceaux.
GRE (7 ;8) rĂ©ussit dâemblĂ©e les quatre pommes, puis avec E2, E5 et El : « Câest un jeu dâĂ©lĂ©phant ». Il prend ensuite C3, le retourne et lâassocie aux E. Avec C4 il prend El, le retourne en Cl et dit : « Câest une sorte de tĂȘte ». Il le complĂšte par C4 et C5 : « Ah, câest une tortue : lĂ (C5) la tĂȘte et lĂ (C2) la bosse. - Et derriĂšre il y aura quoi ? - LâĂ©lĂ©phant ! ». Il arrive ainsi Ă deux systĂšmes indĂ©pendants quâil assemble chacun correctement : « Fini ! ».
OLI (8 ; 11), aprĂšs les pommes, prend C4 et dĂ©couvre E4 sur lâautre face. Il arrange alors correctement les E. « Tu peux faire encore autre chose ? - Oui. en dĂ©truisant peut-ĂȘtre quelque chose ». Il prend les E, les dĂ©fait, dĂ©couvre « quâil y a quelque chose comme ça, lĂ derriĂšre » et arrange le chapeau : « Comme ça maintenant jâai le chapeau et ensuite aprĂšs lâĂ©lĂ©phant ». Il retourne une Ă une les piĂšces du C et vĂ©rifie quâil trouve un Ă©lĂ©phant bien composĂ©.
DID (8 ;3), aprĂšs les pommes, prend C5, C3 et Cl, puis El, E2 et E4 et dit : « Pour le moment câest tout des moitiĂ©s » en prĂ©voyant « un chapeau » et « aussi des moitiĂ©s dâun Ă©lĂ©phant : câest des moitiĂ©s quâon peut pas mettre ensemble ! ». AprĂšs quoi il dĂ©couvre quâ<αvαnt il nây avait pas ça (C4 et C2): peut-ĂȘtre câĂ©tait derriĂšre. - Quoi faire ? - Tourner ». Il retourne alors les piĂšces systĂ©matiquement une Ă une.
NIC (8 ;10). Pour C4 + CI : « Câest un chapeau », quâil complĂšte par C5. Puis il assemble quelques E : « Ca fait dĂ©jĂ un bout de serpent ». Le chapeau nâĂ©tant « pas trĂšs bien fait » et lâĂ©lĂ©phant incomplet, elle retourne les piĂšces une Ă une et comprend la dualitĂ© et lâindĂ©pendance des deux systĂšmes.
Quant aux sujets de dix-treize ans, dont lâĂąge est en dâautres domaines celui des niveaux III, ils ne diffĂšrent des prĂ©cĂ©dents que par de plus rapides anticipations et inversions mais, Ă voir les rĂ©actions des adultes, trĂšs variables Ă cet Ă©gard, il ne sâagit pas de nouvelles structures mais de simples variations procĂ©durales.
A considĂ©rer par contre les rĂ©actions du niveau II, on constate quâil faut attendre lâĂąge de sept-huit ans pour que le sujet comprenne que sous lâimage dâun objet dessinĂ©e sur des cartons, il peut y avoir au verso de ces mĂȘmes cartons lâimage dâun autre objet sans relation avec le premier. Auparavant, ou bien lâenfant mĂȘle les C et les E et conclut quâil manque des piĂšces pour aboutir Ă des totalitĂ©s complĂštes, ou bien il suppose avec Car en IB que dâun cĂŽtĂ© on voit une moitiĂ© de lâobjet et au verso lâautre moitiĂ©, comme si lâĂ©lĂ©phant constituait « lâautre moitié » du chapeau. Il y a donc lĂ un problĂšme de significations.
Au sein de celles-ci, il faut en effet distinguer, en plus de la dualitĂ© des significations dâobjets (une pomme, etc.) ou dâactions (rĂ©unir ou dissocier, etc.), une autre dualitĂ© qui est celle des signifiĂ©s et des signifiants. Les signifiĂ©s en jeu sont ici soit les objets reprĂ©sentĂ©s par nos images, soit les actions matĂ©riellement exĂ©cutables. Quant aux signifiants, ils peuvent consister soit en paroles (ou morphĂšmes significatifs), soit en symboles arbitraires (comme les signes + ou x, etc., reprĂ©sentant des additions, multiplications ou autres opĂ©rations mathĂ©matiques), soit des images ou dessins dont la signification nâest que de reprĂ©senter les objets extĂ©rieurs eux-mĂȘmes. Or, nous savons par des recherches 2 dĂ©jĂ bien anciennes que chez les jeunes sujets il y a indiffĂ©renciation entre lâobjet et son signifiant verbal, ce qui revient Ă dire que le nom fait partie de la chose (par exemple, il a suffi de regarder le SalĂšve ou le Mont-Blanc pour voir quâils sâappelaient ainsi). Or, dans le prĂ©sent cas, il semble y avoir de mĂȘme, avant le niveau II, indiffĂ©renciation entre lâobjet extĂ©rieur et son dessin ou image : autrement dit, au verso dâun carton reprĂ©sentant un Ă©lĂ©phant on doit retrouver une partie de celui-ci ou un Ă©lĂ©ment liĂ© Ă lui (fĂ»t-ce un chapeau), comme si une image Ă©tait un objet rĂ©el que lâon peut retourner pour en voir un autre cĂŽtĂ©. Au niveau II, au contraire, ce quâon trouve au verso dâune image est une autre image indĂ©pendante de la premiĂšre et reprĂ©sentant un systĂšme total en lui-mĂȘme.
A ce progrĂšs structural essentiel sâajoutent Ă un niveau II de multiples progrĂšs procĂ©duraux. Les anticipations sont plus rapides et guident davantage les constructions du fait quâelles portent dâemblĂ©e sur les formes finales de lâobjet Ă construire. Les rĂ©fĂ©rentiels sont plus nombreux et le sujet en utilise simultanĂ©ment lâun pour les P et les autres pour les E et les C. Le sujet rĂ©partit souvent dâavance en trois collections les Ă©lĂ©ments de ces trois systĂšmes avant de passer aux constructions de dĂ©tail. Ces constructions peuvent donner lieu Ă des transferts. Aux exclusions ou nĂ©gations distales (piĂšces ne servant Ă rien) sâajoutent des nĂ©gations proximales (piĂšces ne servant pas aux E mais utilisables pour les C, etc.).
4. Conclusionsđ
Les deux buts gĂ©nĂ©raux poursuivis en cet ouvrage consistent Ă chercher dâoĂč il faut partir pour construire une logique des significations et Ă montrer que celle-ci repose sur des implications et autres liaisons entre les actions et opĂ©rations.
Une logique des significations ne saurait se limiter Ă celle des Ă©noncĂ©s en tant que vrais ou faux et doit essentiellement porter sur leurs contenus, donc sur les objets eux-mĂȘmes comme câest le cas en ce chapitre. Or, la signification des objets comporte deux aspects. (1) Elle est en premier lieu « ce quâon en peut faire », soit physiquement (donc matĂ©riellement), soit mentalement. Physiquement on peut (ou non) dĂ©placer un objet, le dĂ©couper en parties, etc., ce qui subordonne ces significations dâobjets Ă des significations dâactions. Mentalement les objets peuvent ĂȘtre classĂ©s, sĂ©riĂ©s, etc., ce qui les subordonne Ă nouveau Ă des significations dâactions ou dâopĂ©rations. (2) La signification des objets comporte un second aspect : câest « de quoi il est fait », donc comment il est composĂ©, ce qui subordonne Ă nouveau les objets Ă des actions, mais constructives et non plus simplement utilisatrices.
Or les actions, aussi bien Ă©lĂ©mentaires que de rang supĂ©rieur, ne sauraient exister ni fonctionner sans liaisons entre elles. Les plus gĂ©nĂ©rales de celles-ci sont les implications entre actions ou opĂ©rations. Dans le prĂ©sent chapitre, ces implications sont multiples. Les plus courantes sont : (1) le fait dâavoir dĂ©coupĂ© une image en morceaux implique sa reconstruction possible en les rĂ©unissant de façon adĂ©quate ; (2) ce rĂ©assemblage de certains morceaux implique lâexclusion de certains autres ; (3) les assemblages de morceaux impliquent des « conjonctions obligĂ©es » (du type AB â A dâAnderson et Belnap) 3 lorsque A ne peut pas ĂȘtre sĂ©parĂ© de B, etc.
A en venir Ă lâensemble des liaisons opĂ©ratoires observĂ©es en cette recherche, on trouve dâabord en plus des implications entre actions et de ces « conjonctions obligĂ©es » propres aux connexions entre les parties dâun mĂȘme objet, ce que lâon peut appeler des « conjonctions libres » lorsque les images prĂ©sentĂ©es reprĂ©sentent un objet complexe dont les Ă©lĂ©ments ne sont pas toujours rĂ©unis dans la rĂ©alitĂ©, comme lâĂ©lĂ©phant dans son boa, car tous les boas nâavalent pas des Ă©lĂ©phants et il est surprenant que mĂȘme ceux de nos sujets qui ne connaissent pas Le petit prince nâaient pas Ă©tĂ© particuliĂšrement gĂȘnĂ©s par cette conjonction exceptionnelle. On peut aussi distinguer un troisiĂšme type de conjonction que nous appellerons « interobjectale » ou « inclusive » et qui consiste Ă rĂ©unir en une collection unique des objets diversement dĂ©coupĂ©s mais de mĂȘmes significations, telles les « quatre pommes » dont parlent les sujets Ă partir du niveau II .
Nous distinguerons dâautre part quatre types dâincompatibilitĂ©. (1) Il y a, en premier lieu, « incompatibilitĂ© intraobjectale » lorsque deux objets semblables comme deux pommes ont Ă©tĂ© dĂ©coupĂ©s diffĂ©remment et quâun morceau issu de lâun des dĂ©coupages ne saurait ĂȘtre conjoint Ă un morceau rĂ©sultant dâun dĂ©coupage difĂ©rent. (2) Il y a « incompatibilitĂ© interobjectale » lors de lâimpossibilitĂ© dâune conjonction entre les morceaux dâun objet tel une pomme et les parties dâun objet diffĂ©rent, comme un chapeau. (3) Il y a « incompatibilitĂ© totale » lorsque les morceaux prĂ©sentĂ©s ou choisis ne sâaccordent avec rien, formant ainsi une classe PEC (comparable au p V q de la formule classique piq V p. q V ^p. q). (4) Enfin, on parlera dâ« incompatibilitĂ© prĂ©sentatrice » dans le cas oĂč lâĂ©lĂ©phant dessinĂ© au recto et le chapeau au verso dâun mĂȘme carton peuvent ĂȘtre construits ensemble mais ne peuvent ĂȘtre prĂ©sentĂ©s ensemble Ă la vue du sujet. En ces cas des rapports recto-verso il sâajoute lâopĂ©ration spatiale ou infralogique dâ« inversion ».
Une liaison voisine de lâincompatibilitĂ© et sans doute aussi frĂ©quente quâelle est la simple exclusion rĂ©ciproque p. q V p. q ne sâoccupant pas de p . q, donc de « ni lâun ni lâautre », la diffĂ©rence entre les deux tenant donc Ă lâemploi et Ă la signification de la nĂ©gation. Or, il y a lĂ une question essentielle du point de vue de la logique des significations. En une logique extensionnelle fondĂ©e sur la seule table des vĂ©ritĂ©s, la nĂ©gation de p intervenant dans lâimplication p â q = p. q V p. q V p. q se rapporte Ă tout ce qui nâest pas p dans lâunivers du discours, tout en maintenant la vĂ©ritĂ© de q. Il en rĂ©sulte les implications paradoxales quâil sâagit dâĂ©viter Ă tout prix. Or, dans une logique des significations, la nĂ©gation nâintervient quâen se rĂ©fĂ©rant Ă un emboĂźtement bien dĂ©fini. Par exemple, en un groupement oĂč B = A + Aâ, la nĂ©gation A en jeu dans lâexpression Aâ = B . A nâa de sens quâen rĂ©fĂ©rence Ă lâemboĂźtement de ce A en B. Il y a donc lieu de distinguer des « nĂ©gations proximales » liĂ©es Ă lâemboĂźtement le plus proche et les « nĂ©gations distales » se rĂ©fĂ©rant Ă des frontiĂšres de plus en plus Ă©loignĂ©es.
Il sâagit alors de rappeler lâĂ©volution des nĂ©gations ou exclusions, selon les niveaux de dĂ©veloppement, et de chercher Ă lâexpliquer. On peut dire, en gros, que celle-ci conduit des nĂ©gations distales qui semblent les plus primitives aux nĂ©gations proximales, qui sâaffinent avec lâĂąge. Or, la raison de ces transformations tient naturellement Ă celles des rĂ©fĂ©rentiels eux-mĂȘmes. Mais il convient dâabord de noter que nous avons utilisĂ© cette notion en deux sens distincts quoique parents. Nous venons dâemployer ce terme dans le sens des emboĂźtements, par rapport auxquels les conjonctions recherchĂ©es sont possibles ou Ă exclure. Mais Ă propos des niveaux I et II, nous avons parlĂ© de « morceau rĂ©fĂ©rentiel » pour dĂ©signer un morceau conservĂ© invariant et par rapport auquel dâautres sâorganisent en conjonctions. Or, aux dĂ©buts, les sujets nâutilisent quâun seul morceau rĂ©fĂ©rentiel, de telle sorte que les Ă©lĂ©ments susceptibles de le complĂ©ter en un objet total sont peu nombreux et quâil existe un grand nombre de morceaux Ă exclure, dâoĂč le caractĂšre distal des nĂ©gations. Au niveau II par contre, le sujet peut utiliser plusieurs morceaux rĂ©fĂ©rentiels Ă la fois, selon quâil sâagit des P, du C ou de Î^. Les nĂ©gations deviennent de ce fait de plus en plus proximales puisquâil sâagit de trois systĂšmes Ă complĂ©ter sĂ©parĂ©ment quoique solidairement.
Dâun point de vue gĂ©nĂ©ral, les nĂ©gations utilisĂ©es constituent alors une sorte de mesure ou dâindice du degrĂ© des diffĂ©rences. Câest ce que nous avons vu jadis avec B. Inhelder 4 dans une recherche oĂč nous avons Ă©galement constatĂ© le caractĂšre plus tardif des nĂ©gations proximales : « Un caillou est plus pas une marguerite que ne lâest une primevĂšre », nous a dit par exemple un sujet, son expression « plus pas » signifiant naturellement quâil y a plus de diffĂ©rence entre un caillou et une fleur quâentre deux objets qui sont tous deux des fleurs.
Aux diffĂ©rentes liaisons prĂ©opĂ©ratoires que nous venons de discuter sâajoute la liaison dâ« équivalence ». Dans le cas des quatre maniĂšres de dĂ©couper puis de reconstituer une pomme, il y a naturellement Ă©quivalence, non seulement dans les rĂ©sultats (quatre pommes semblables), mais encore dans les mĂ©thodes procĂ©durales, puisquâil sâagit avant tout dâĂ©viter les discontinuitĂ©s aux diffĂ©rents points de contact, donc de faire des pommes bien arrondies, avec une bonne forme. Quant aux disjonctions non exclusives, donc aux intersections, le sujet nâen construit pas dâexplicites, mais on en constate dâimplicites. Les pommes quâil reconstitue peuvent par exemple ĂȘtre rĂ©parties en deux classes par liaisons interfigurales : celles qui prĂ©sentent moins de quatre coupures (PI, P2, P3), celles qui comportent plus de deux coupures (P3 et P4), la pomme Ă trois coupures constituant alors la partie commune (p . q) en opposition aux deux autres (p . q et p . q).
Au total, sur les seize liaisons isomorphes aux futures opĂ©rations binaires, on en trouve dix de reprĂ©sentĂ©es dans les rĂ©actions de nos sujets, les six faisant dĂ©faut nâĂ©tant que la tautologie, la nĂ©gation totale et les affirmations ou nĂ©gations de p ou q (câest-Ă -dire p . q ou p . q, etc.). Or, les dix utilisĂ©es sont toutes des liaisons entre significations sans recours Ă la table de vĂ©ritĂ© fondĂ©e sur lâextensionalitĂ©, celle-ci nâintervenant que dans les emboĂźtements partiels commandĂ©s par les significations et leurs « inhĂ©rences ».