18 novembre 2021 - Alexandra Charvet

 

Analyse

Le retour de l’atome

Les incertitudes qui pèsent sur l’approvisionnement en électricité, l’augmentation du prix du kWh électrique et les objectifs planétaires de neutralité carbone ont relégué la fin de l’atome au second plan pour de nombreux États. Analyse.

 

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Après la fermeture de la centrale de Mühleberg (BE) en 2019, quatre réacteurs sont encore en activité en Suisse. La centrale de Leibstadt (AG), en photo ci-dessus, est exploitée depuis 37 ans. Image: DR

 

Mardi 9 novembre, le président français, Emmanuel Macron, annonçait vouloir construire de nouveaux réacteurs nucléaires. De son côté, la Belgique doit décider ce mois-ci de la fermeture partielle ou totale de ses centrales à l’horizon 2025. La question de l'atome divise en Europe, d’autant que le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) comme l’IEA (Agence internationale de l’énergie) soulignent le rôle que pourrait avoir cette technologie pour atteindre les objectifs de neutralité carbone et de réduction des gaz à effets de serre. Entretien avec Elliot Romano, collaborateur scientifique au sein du Groupe systèmes énergétiques de l’Institut des sciences de l’environnement (ISE), qui mène actuellement, en collaboration avec le Urban Energy Systems Lab de l’EMPA (Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche), des travaux sur la stratégie énergétique suisse ainsi que sur le futur de la production d’électricité en Suisse et dans l’Union européenne (UE).

 

LeJournal: Le nucléaire est-il un bon moyen de décarboner l’Union européenne?
Elliot Romano
: Il n’y a en effet pas d’émissions directes de CO2 avec les centrales nucléaires. Mais la manière dont la neutralité carbone pourra être atteinte va dépendre des politiques adoptées par chaque État. Certains vont miser, en fonction de leurs caractéristiques géographiques, sur des technologies renouvelables avec des coûts de production extrêmement faibles, comme le solaire ou l’éolien. D’autres, comme la France, vont se tourner vers le nucléaire, notamment pour garder une compétence dans ce domaine et pour relancer une filière industrielle. Les promesses de l’ancien ministre de l’Écologie Nicolas Hulot – réduire à 50% la part du nucléaire dans la production d’électricité française – appartiennent au passé. Grâce au maillage des réseaux européens de transport d’électricité, la France peut ainsi développer sa production d’origine nucléaire afin de l’exporter vers l’étranger. Cette politique s’était d’ailleurs avérée payante dans les années 1970-1980, avec la construction de centrales qui allait bien au-delà des besoins français.

L’empreinte carbone liée à la construction d’une centrale nucléaire est pourtant très importante…
Dans les faits, quand on comptabilise l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre induites par la production d’électricité, elles se révèlent faibles tant pour les énergies renouvelables que pour le nucléaire. Selon les écobilans – qui comptabilisent les émissions de l’extraction à la construction et jusqu’au démantèlement –, 1 kWh d’origine nucléaire produit 12 g équivalent CO2 alors que le kWh solaire produit près de 50 g équivalent CO2 et l’éolien 20 g (à titre de comparaison, l’hydraulique totalise environ 4 g). Avec l’augmentation des besoins électriques liés à la mobilité et au chauffage, les États cherchent à maintenir une certaine compétitivité en termes de production d’électricité, c’est pourquoi ils misent sur des technologies avec des coûts marginaux extrêmement faibles (coûts pour produire 1 unité d’électricité additionnelle), ce qui est le cas tant pour le nucléaire que pour les énergies renouvelables. Ce coût est par contre bien plus élevé pour les énergies fossiles car, en plus du prix du combustible, les producteurs sont soumis aux taxes CO2.

Les coûts de construction d’une centrale nucléaire ne sont-ils pas dissuasifs?
Il s’agit en effet d’investissements énormes. Le coût d’un réacteur nucléaire en France est de l’ordre de 20 milliards d’euros, il faut donc avoir les reins solides. La Suisse, par exemple, ne possède pas de grands groupes qui peuvent supporter un tel investissement. Des projets de centrales de petite taille (environ un quart de la taille actuelle) sont toutefois en train de se développer. Par ailleurs, les énormes tensions sur les combustibles fossiles ont multiplié les prix de l’électricité par quatre en quelques mois. Le nucléaire, avec ses faibles coûts de production, a ainsi retrouvé une certaine attractivité auprès des investisseurs. Un autre argument est également mis en avant dans le contexte des restrictions de livraison de gaz par la Russie: un pays qui possède du nucléaire ne dépend pas d’un pays tiers pour son approvisionnement. Toutefois, cette indépendance énergétique reste discutable car même si la mine d’uranium est aux mains de l’industrie nucléaire, il existe toujours un risque lié à la situation politique du pays dans lequel le minerai est extrait.

Les problèmes des déchets nucléaires et des risques d’accidents n’ont toutefois pas été résolus.
Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont porté sur la scène médiatique les risques industriels liés à la technologie nucléaire. Le stockage des déchets nucléaires soulève la question de sa traçabilité pendant des milliers d’années. Pour limiter ces risques, de nouvelles normes de sécurité ont été adoptées et les futures centrales nucléaires – centrales dites de 4e génération – ont pour objectif d’utiliser les déchets actuels comme combustible. Il est bon de rappeler que toute technique de stockage pose des problèmes, le stockage du CO2 – une des solutions esquissées pour décarboner la planète – a ses limites. Si une fuite se produit, les taux de concentration de CO2 seront si importants sur la surface concernée que la vie sera également menacée.

Existe-t-il des incertitudes en matière d’approvisionnement d’électricité en Suisse?
Une étude récente – publiée conjointement par la Commission fédérale de l’électricité (ElCom) et l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) – a montré qu’en l’absence d’un accord-cadre avec l’UE, les capacités d’interconnexion avec les réseaux européens seront réduites d’ici à 2025. Le pays risque donc de se trouver en situation de défaillance lorsqu’il doit recourir à des importations d’électricité. Cette incertitude sur la sécurité d’approvisionnement est renforcée par l’intermittence de la production des énergies renouvelables et la sortie du nucléaire décidée par le peuple suisse en 2017. Les travaux menés avec l’EMPA ont montré que pour compenser les effets de cette sortie, il faudra développer un mix de production qui soit le plus diversifié possible, avec de l’éolien, du solaire et des solutions de stockage d’énergie à long terme. L’autre solution, si l’on ne souhaite pas prolonger la durée de vie des centrales nucléaires existantes, serait de construire de petites centrales à gaz à cycle combiné – il en faudrait près de 2000 selon certains responsables politiques, des installations qui sont toutefois fortement émettrices de gaz à effet de serre.

La Suisse sera-t-elle donc contrainte de se remettre au nucléaire?
Dans nos récents travaux, nous avons estimé à 12 TWh les besoins futurs en énergie électrique liés aux pompes à chaleur et aux véhicules électriques à l’horizon 2050, soit 20% de la consommation annuelle du pays. Pour rester compétitifs, nous aurons ainsi besoin d’une énergie abondante et bon marché qui permette de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre afin d’atteindre nos objectifs de neutralité carbone. Différentes technologies peuvent le permettre. Je ne vais pas faire de pari sur celle qui sera le plus utilisée, mais il apparaît probable que le pays se tournera vers des solutions diversifiées. Pour certains milieux politiques, le nucléaire en fait partie. Si on ne veut pas s’y résoudre, il faudra accélérer massivement la transition énergétique et réaliser d’importants investissements afin de répondre aux problèmes d’approvisionnement, notamment la nuit et en hiver.

 

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