Journal n°94

Les derniers visages du Japon ancestral exposés aux Bastions

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Du 13 octobre au 16 novembre, le parc des Bastions accueille une série de portraits photographiques réalisés dans les années 1860-70 par des photographes occidentaux au Japon.

«L’Occidental s’était habitué à considérer le Japon comme un pays barbare tant que l’on n’y pratiquait que les arts aimables de la paix; il tient le Japon pour civilisé depuis qu’il s’est mis à pratiquer l’assassinat en grand sur les champs de bataille de Mandchourie.»1 Ce terrible constat, émis par un auteur japonais à l’aube du XXe siècle, résume en quelques mots la fascination et l’incompréhension mutuelles qui ont marqué l’histoire de la rencontre entre les civilisations occidentale et japonaise, au milieu du XIXe siècle.

 Figures immuables

Du 13 octobre au 16 novembre, une exposition au parc des Bastions offre un aperçu de cette histoire mouvementée, à travers une vingtaine de portraits réalisés au Japon par des photographes occidentaux dans les années 1860-70: une galerie de personnages, allant des plus anonymes citadines aux plus illustres seigneurs japonais. La photographie en est alors à ses débuts, et elle est encore quasiment inconnue au Japon. La plupart de ces personnages se retrouvent donc pour la première fois face à l’objectif, à une époque où les temps de pose étant très longs, la prise de vue, avec des appareils lourds et encombrants, s’entoure d’un halo de mystère.

Ce face-à-face inédit montre un Japon ancestral, où les figures du samouraï et de la geisha paraissent immuables et comme figées dans le temps. Ce monde, qui va durablement marquer les représentations que les Occidentaux se font du Japon, est pourtant sur le point de connaître une transformation radicale.

En 1853, au moment où les Etats-Unis envoient leur flotte de guerre au large des côtes de l’Archipel, le Japon apparaît en effet comme un pays assoupi, absent des grands chamboulements sociaux nés de la révolution industrielle. Pour Karl Marx, la société nippone est l’incarnation même de l’organisation féodale. Elle offre l’image d’un pays peuplé de samouraïs œuvrant au service de leurs fiefs.

Pour cette raison, le Japon ne revêt pas une importance stratégique majeure aux yeux des Occidentaux, beaucoup plus soucieux de leur relation avec la Chine, réputée bien plus riche et plus raffinée. Ironiquement, les textes japonais datant de cette époque inversent la perspective: on y lit que les Occidentaux disposent certes de bons fusils, mais qu’ils sont des êtres fondamentalement crasseux et incultes.

Des traités inégaux

Si les Etats-Unis croisent au large des côtes nippones, c’est d’ailleurs pour établir des ports de relâche dans la longue traversée du Pacifique effectuée par leurs navires commerciaux en route vers la Chine. Du haut de leurs canonnières, ils exigent des concessions dans les ports japonais, leur placement sous juridiction américaine et le contrôle des droits de douane. Pour les Japonais, il s’agit à l’évidence d’une perte inacceptable de leur souveraineté. Ils s’avèrent toutefois dans l’incapacité de s’y opposer, et les rares escarmouches entre soldats étrangers et japonais se soldent systématiquement par la défaite de ces derniers.

En position de faiblesse, les élites japonaises réalisent alors que leur pays n’est absolument pas prêt à affronter une armée moderne. Cela débouchera sur le premier d’une longue liste de «traités inégaux» que le Japon se verra forcé de signer avec la plupart des grandes puissances de l’époque, Etats-Unis, puis Russie, Angleterre et France. En 1864, c’est au tour de la Suisse d’établir des relations diplomatiques avec l’Empire du Soleil-Levant "Le Japon: cet ami de 150 ans".

Création du japon moderne

Les puissances européennes cherchent avant tout à établir des relations commerciales avec le Japon. En Suisse, ce sont d’ailleurs les Tessinois qui pousseront le plus à la signature du traité, à l’instigation de leurs marchands de soie qui ont établi depuis un certain temps déjà des relations avec des producteurs japonais. Les Russes affichent les intentions les plus conquérantes, mais ils se heurtent rapidement à l’opposition des Anglais. Dans ce jeu entre grandes puissances, le Japon s’évite par chance l’humiliation d’un dépeçage en bonne et due forme comme celle vécue par la Chine, mais il n’a guère voix au chapitre.

En 1867, le régime féodal des shoguns s’effondre et la restauration du régime impérial du Meiji est proclamée. Elle sera suivie d’un processus de modernisation en profondeur du Japon, qui passera notamment par la centralisation de l’Etat, la création d’une monnaie unique, la mise en place d’un système éducatif et l’instauration de la conscription militaire. Un siècle plus tard, en 1968, le Japon, encore marqué par la plus lourde défaite de son histoire, se hissera au deuxième rang des économies mondiales, tandis que les photographes du monde entier utiliseront des appareils made in Japan.

1 Kakuzo Okakura, Le Livre du Thé, 1906


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