24 septembre 2020 - Melina Tiphticoglou

 

Événements

«Dans le monde numérique, le lien social n’est pas virtuel»

Alors que nous assistons à l’émergence d’une société numérique globale qui bouleverse notre quotidien tant au niveau professionnel que personnel, l’UNIGE propose un cours et un cycle de quatre conférences publiques sur le sujet. La première porte sur le lien social à l’ère numérique et apporte des éléments de réponse puisés dans la sociologie, le droit et les neurosciences



 

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Big Data, protection des données, Cloud, publicité ciblée, surveillance, manipulation de l’information, fake news: le numérique bouleverse la société. Pleinement consciente de ces enjeux, l’UNIGE a reconnu ce domaine comme un axe transversal qui concerne toutes ses activités (lire La numérisation de l’UNIGE en marche). Parmi les nouveautés de la rentrée, un cours transversal, auquel 260 étudiant-es se sont inscrit-es, vise à donner une conscience profonde de la façon dont le numérique est en train de bouleverser la société, ainsi que les moyens de penser et d’agir de façon critique par rapport à ces changements. Parallèlement, un cycle de quatre conférences publiques sera l’occasion de débattre des défis que les technologies digitales imposent à la société. Entretien avec le Dr Yaniv Benhamou, chargé de cours à la Faculté de droit, responsable du cours transversal sur le numérique et du cycle de conférences.

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LeJournal: Quel est le programme de ce cycle de conférences?
Yaniv Benhamou: Après la période de confinement que nous venons de vivre, avec le numérique comme seule fenêtre vers l’extérieur et sachant qu’il existe un risque d’enfermement culturel et social dans nos «bulles» numériques, nous avons trouvé opportun d’ouvrir le cycle par la question du lien social, le 30 septembre, sous le titre «Créer du lien social à l’ère numérique». Suivront trois autres thématiques larges, à la fois actuelles et urgentes: «Numérique et environnement» (21 octobre), «Contrôle de nos données: quel est le rôle de Genève dans la gouvernance mondiale des données?» (18 novembre) et «Désinformation et démocratie» (16 décembre).

Quelle place prendra la crise du Covid-19 dans les débats?
L’intérêt pour ces thématiques préexistait, mais la pandémie a fourni de nombreux exemples et a amplifié ces questions, les rendant plus urgentes encore. Elle pourra servir de cas d’école. Lors de la première conférence sur le lien social, il sera intéressant d’écouter Thierry Apothéloz, conseiller d’État responsable de la cohésion sociale, sur les défis que le canton a dû relever pour maintenir le lien pendant la crise, mais aussi sur ce que cette expérience ouvre comme perspectives pour l’avenir.

Peut-on vraiment parler de relations sociales à propos des échanges sur les réseaux sociaux, des blogs, des forums ou des chats?
Le lien social vécu dans le monde numérique n’en est pas virtuel pour autant. L’intention des internautes est réelle, simplement elle se situe dans le numérique et non dans le monde physique. On admet, toutefois, qu’il est d’une autre nature et que cela change probablement la manière dont on interagit.

En bien ou en mal?
C’est une question qui tend à scinder la population en deux camps, d’un côté les technosceptiques et de l’autre les technoptimistes. Pourtant, à part quelques cas rares de communautés vivant sans écran et sans connectivité, aujourd’hui, tout le monde recourt quotidiennement au numérique et laisse des traces de ses échanges. À moins d’une véritable révolution sociale, il n’est pas possible de vivre sans. Le débat concerne donc chacun-e, indépendamment de ses positions. Les questions sont alors: comment faire pour vivre avec? Et comment tirer profit des éventuelles opportunités? C’est l’approche «soigner le mal par le mal» que défend le second intervenant, Nathan Stern, sociologue du numérique et ingénieur social.

Pouvez-vous préciser?
Certes, le numérique peut apporter solitude et isolement, mais, en même temps, il permet de tisser d’autres liens, voire d’autres qualités de liens. Prenons une personne qui s’exprime anonymement sur un forum. Selon Nathan Stern, cette situation peut permettre plus d’authenticité que dans le monde physique, car la personne peut s’affranchir des étiquettes sociales. Via l’anonymat, certains aspects toxiques de la culture et des normes sociales sont ainsi neutralisés. C’est une conséquence beaucoup moins connue que son opposé, qui voit apparaître des prises de parole agressives sur internet.

 

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Yaniv Benhamou

 

Quels autres effets observe-t-on?
Le numérique permet peut-être une plus grande authenticité dans les échanges, mais il peut aussi générer une glaciation des rapports dans le monde physique. L’internaute qui, sur les réseaux sociaux, compte 5000 followers avec qui elle ou il entretient des liens très forts – et je rappelle que ces derniers sont réels, car les 5000 personnes existent bel et bien – ne saura peut-être pas qui appeler le soir pour sortir dîner, n’étant pas capable d’avoir les mêmes liens dans le monde physique.

La sociologie n’est pas la seule discipline invoquée pour parler du lien social. Qui sont les autres intervenant-es?
Nous donnerons la parole à Michelle Cottier, professeure de droit civil à l’UNIGE, qui abordera la question sous l’angle du droit de la famille. Le sujet est peu étudié et pourtant le numérique pénètre aussi cette sphère, avec des évolutions notables comme la reconnaissance de Skype comme mode d’aménagement du droit de visite d’un-e parent-e. De même que le reste de la société, les tribunaux doivent désormais tenir compte du numérique et assimiler les liens numériques ou faire des parallèles avec les liens du monde physique. Petit à petit, toute notre vie se dématérialise pour rejoindre le monde numérique. Cela n’est certainement pas sans conséquence sur notre corps. Pour en parler, nous avons invité Daphné Bavelier, professeure en neuroscience cognitive. Elle précisera l’impact du numérique sur le cerveau en démêlant opportunités et risques. Troubles de l’attention à travers nos smartphones ou amélioration de la vision grâce aux jeux vidéo de tir, comprendre l'homo numericus est un défi scientifique de taille.

À propos de la seconde conférence du cycle, que peut-on dire des liens entre numérique et environnement?
Dans ce domaine aussi, les défis sont majeurs. L’apport du numérique est évident, avec par exemple l’amélioration des politiques publiques environnementales grâce à une meilleure gestion de la consommation, mais les répercussions négatives sont inquiétantes, au point que l’on parle de catastrophe de l’information. Imaginez qu’aujourd’hui les émissions de CO2 dues au streaming et au stockage de données ont dépassé celles de l’aviation civile planétaire et que, selon une étude publiée dans la revue AIP Advances, si le stockage des données continue à augmenter de façon exponentielle, en 2245, la moitié de la masse de la Terre sera consacrée au stockage de données. Là aussi, c’est un domaine encore peu étudié et nous sommes très heureux d’accueillir, le 21 octobre, Lorenz Hilty, professeur au Département d'informatique de l'Université de Zurich qui a une double expertise en numérique et sciences de l’environnement.

  

CRÉER DU LIEN SOCIAL À L'ÈRE NUMÉRIQUE

Conférence de Thierry Apothéloz, Daphné Bavelier, Michelle Cottier, Antoine Geissbuhler et Nathan Stern, dans le cadre du cycle «Parlons numérique»

Mercredi 30 septembre | 19h | U600
Uni Dufour, 24 rue du Général-Dufour, 1204 Genève