20 janvier 2021 - UNIGE

 

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Au cœur de la machinerie du langage

Inauguré ce vendredi 22 janvier, le Pôle de recherche national «Evolving Language» s’est fixé pour objectif de décortiquer le langage, de plonger dans la structure la plus intime des langues et d’en comprendre l’origine évolutive et les fondements biologiques.

 

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Mots d’amour, dialogues de sourds, brèves de comptoir, propos de boudoir, négociations, alexandrins, discours: l’une des adaptations les plus spectaculaires apparues au cours de l’évolution de l’être humain est sans doute sa capacité à s’exprimer et à communiquer par le langage oral. Pourtant, il est frappant de constater à quel point le langage est une faculté méconnue, en particulier du point de vue de son origine évolutive ou des conditions biologiques et neurologiques qui sont nécessaires à sa mise en application. Le Pôle de recherche national (PRN) Evolving Language, inauguré officiellement le vendredi 22 janvier, compte bien combler un certain nombre de ces lacunes. Codirigé par les universités de Genève et de Zurich, ce vaste programme scientifique rassemble des groupes de recherche actifs dans des domaines aussi divers que la linguistique, la philosophie, l’éthique, la biologie, les neurosciences, la psychologie ou l’informatique. Entretien avec Anne-Lise Giraud, codirectrice du PRN et professeure au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine).


LeJournal: Que recouvrent les sciences du langage aujourd’hui?
3DO1Giraud_medaillon.jpgAnne-Lise Giraud
: L’étude du langage a longtemps été restreinte aux sciences humaines, essentiellement à la linguistique et à la philosophie. Ces disciplines se sont surtout intéressées à la structure (syntaxique, grammaticale…) et à l’évolution des langues les unes par rapport aux autres. À partir des années 1990, les progrès réalisés en neurosciences, en biologie et en psychologie ont commencé à offrir de nouveaux éclairages sur l’évolution biologique du langage et sur ses rouages fondamentaux. Plus récemment, l’informatique et l’intelligence artificielle ont ouvert de nouveaux champs de recherche, que ce soit dans la reconnaissance vocale, la traduction automatique, la production de parole par les ordinateurs ou encore la mise au point de prothèses neurologiques destinées à traiter les maladies du langage.

Quel est l’objectif principal du PRN «Evolving Language»?
Le pôle cherche à comprendre pourquoi l’être humain est la seule espèce à maîtriser la communication interindividuelle à un tel niveau de complexité symbolique et syntaxique. Nous pensons que cette particularité est due à une convergence unique de traits (biologiques, neurologiques, cognitifs et sociaux…) qui sont par ailleurs largement distribués dans le règne animal. Pour atteindre notre but, nous avons décidé de créer des synergies transdisciplinaires et de donner un coup d’accélérateur à l’ensemble des champs de recherche en se concentrant, bien sûr, sur un nombre limité de thèmes précis. Pour résumer, on peut décliner le pôle Evolving Language selon trois axes majeurs.

Lesquels?
Le premier est l’étude de la structure du langage, de la syntaxe, de la grammaire, etc. C’est le domaine traditionnel de la linguistique, mais il sera traité dans le cadre des nouvelles technologies et des moyens de communication. Par exemple, Paola Merlo, professeure au Département de linguistique (Faculté des lettres), dirige un projet portant sur l’évolution de la complexité linguistique et plus particulièrement de la «compositionnalité», un terme qui désigne une propriété du langage selon laquelle le sens d’une combinaison de mots (une phrase) dérive du sens des parties (les mots). Elle utilisera notamment des techniques de deep learning pour étudier l’évolution de la structure du langage naturel à partir d’une simple juxtaposition de chaînes.

Quel est le deuxième axe de recherche?
Il s’agit de déterminer les fondations biologiques du langage et l’étude des mécanismes neurologiques qui rendent cette faculté possible. Nous allons consacrer des projets aux mécanismes de perception et de production du langage ainsi qu’à certaines pathologies qui touchent la fonction de la parole. Nous utiliserons, entre autres, le chien comme modèle de recherche. C’est le seul animal qui ait vraiment envie de nous parler. Les grands singes sont certes plus proches du point de vue évolutif mais ils ne montrent en général aucune volonté de communiquer avec l’humain.

On dit d’ailleurs souvent du chien qu’il ne lui manque que la parole…
Le chien est bien sûr biologiquement incapable d’articuler des sons, bien qu’on ait observé chez cet animal des tentatives d’imiter nos vocalises. Ce que nous voulons investiguer, c’est sa faculté à répondre aux ordres, voire tout simplement à comprendre ce que nous lui disons sans exiger une action. Nous aimerions savoir jusqu’à quel point il utilise ou distingue des éléments de syntaxe comme la place du verbe dans une phrase. Selon certaines théories, notre cerveau posséderait, imprimées dans ses circuits d’une façon qui est encore un mystère, les structures syntaxiques que nous utilisons pour parler. Avec des linguistes de l’Université de Zurich, nous cherchons à reconstruire les liens abstraits qui existent entre les différents éléments d’une phrase et la manière dont ils seraient codés (entendre) puis décodés (parler) dans le cerveau. C’est un des plus grands défis scientifiques du pôle.

Comment seront menés ces travaux?
Cette partie est essentiellement traitée par Marina Laganaro, professeure au Laboratoire de neuro-psycho-linguistique (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation). Les fondations neurologiques de la production du langage recouvrent un domaine qui va de l’aire de Broca (une des principales zones du cerveau humain responsables du traitement du langage) aux articulateurs (mâchoire, langue, larynx, appareil respiratoire…), en passant par le cortex moteur, responsable des mouvements. On s’intéressera à toutes ces étapes séparément, puis de manière un peu plus globale dans le cadre de certaines pathologies.

Lesquelles?
Nous allons nous intéresser en particulier à l’aphasie (absence de voix) acquise, par exemple à la suite d’un accident vasculaire cérébral, et à la dyslexie phonologique, un trouble neuro-développemental qui provoque des difficultés dans la lecture. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la dyslexie est un problème plus auditif que visuel. En effet, l’apprentissage de la lecture passe par une association entre un graphème et un son que le cerveau peut isoler. Le problème, c’est que, chez les dyslexiques, certaines des oscillations qui émergent du cortex auditif n’ont pas la bonne fréquence. Ces patients échantillonnent les sons autrement. Ils découpent la parole en davantage de morceaux plus petits que les autres personnes. Cela crée une surcharge au niveau de la mémoire de travail, et, surtout, une distorsion du format représentationnel qui fait correspondre les sons aux graphèmes. Nous avons publié une étude en septembre dans la revue Plos Biology qui montre qu’une stimulation électrique transcrânienne (par courant alternatif) du cortex auditif chez des adultes dyslexiques à l’aide d’un signal réglé à la bonne fréquence permet d’obtenir de meilleures performances tant au niveau de la perception des phonèmes qu’en matière de lecture. Pour l’instant, l’effet est limité dans le temps. Mais il est possible qu’avec les enfants, qui ont des circuits neuronaux plus plastiques, les résultats soient meilleurs, voire durables.

La dyslexie a-t-elle des causes génétiques?
Oui, plusieurs gènes sont impliqués dans ce trouble du langage. Certains d’entre eux produisent des défauts dans la migration neuronale qui a lieu au cours du développement de l’enfant. Il en résulte que les cellules forment des sortes de petites bulles (des ectopies) à la surface du cortex. Nous pensons – ce n’est encore qu’une spéculation – que cette malformation est à l’origine de la fréquence trop rapide des oscillations neuronales.

Combien de gènes sont impliqués dans le langage?
Il y en a des centaines mais la génétique du langage reste un domaine peu exploré dans le monde. D’ailleurs, j’aimerais développer cette direction de recherche à Genève durant la deuxième phase du PRN Evolving Language qui commencerait en 2024. Je compare souvent le langage humain à la tour Eiffel. C’est un édifice complexe composé de très nombreux éléments qui assurent sa stabilité. Il est aussi robuste car même si on dévisse un certain nombre de boulons, il reste debout. Mais si on en enlève un peu trop, l’ensemble finit par s’effondrer. L’idée consiste à comprendre comment est agencé ce Meccano géant qu’est la tour Eiffel du langage.

Pourquoi l’être humain est-il le seul à avoir développé un langage aussi sophistiqué?
Cette question constitue le troisième axe du pôle, à savoir les conditions sociocognitives du langage. Homo sapiens est une espèce sociale au sein de laquelle la collaboration joue un rôle très important. Il est probable qu’une très grande pression sociale, ajoutée à des traits cognitifs favorables, a rendu possible l’apparition du langage. Mais nous considérons que, même si cette faculté est en apparence unique, l’être humain n’est pas si éloigné des autres animaux. C’est pourquoi le PRN compte de nombreux biologistes qui étudient d’autres espèces animales sur le terrain.

Lesquelles?
L’objectif est de construire une sorte d’arbre phylogénétique de l’évolution du langage, sur l’exemple de celui qui existe pour l’évolution des espèces. Cet arbre comprendrait les nombreuses espèces animales qui ont développé des formes de communication par vocalisation. On a par exemple identifié chez certains singes des prémices de «compositionnalité». Certains individus émettent en effet des vocalises différentes, chacune chargée d’un sens spécifique, qu’ils combinent pour faire passer un message à leurs congénères. On sait aussi que les oiseaux chanteurs sont capables de produire des sons qui sont en apparence combinés. Cependant, ils le font moins pour communiquer que pour imiter ou séduire. Les suricates possèdent, quant à eux, un certain nombre de pépiements, trilles, grognements et autres aboiements dans leur répertoire vocal pour informer les autres membres de leur groupe d’un éventuel danger ou autre. Nous pensons aussi à développer une expérience pour les chiens domestiques. On leur proposerait une série de buzzers, chacun correspondant à un mot différent, qui leur permettrait de former éventuellement des embryons de phrases avec des prémices de syntaxe. Le tout en évitant de tomber dans le travers du conditionnement, qui n’est pas du tout le but recherché. Bref, les exemples sont légion et sont tous intéressants car ils nous montrent la large palette des traits cognitifs nécessaires à la communication.

Interview complet à lire dans le magazine Campus

INAUGURATION DU NCCR «EVOLVING LANGUAGE»

Programme (pdf)

Vendredi 22 janvier | 16h | Lien Zoom
(Meeting-ID: 915 3327 6756 / Kenncode: 704512)


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