Ce travail porte-t-il ses fruits?
Du point de vue du cadre législatif, les Conventions de Genève sont le seul traité à avoir été ratifié par tous les États du monde. Leurs trois Protocoles additionnels ont reçu 422 ratifications au total. Au cours des seules vingt-cinq dernières années, chaque État a ratifié au moins un ou deux traités de droit international humanitaire (DIH) parmi les 28 dont nous promouvons la mise en œuvre. Cent quinze États se sont dotés d’une Commission nationale soutenant les gouvernements dans ces efforts.
Mais entre l’engagement des États et les réalités de la guerre, il y a souvent un abîme…
Je crois qu’il faut établir une distinction entre les faits et les perceptions. À chaque fois qu’un convoi est autorisé à passer une ligne de front pour évacuer des civils, à chaque fois qu’un hôpital est épargné par les bombardements, à chaque fois que des personnes blessées parviennent à recevoir les soins dont elles ont besoin, le droit humanitaire est respecté. On le souligne rarement. Les violations du droit existent aussi malheureusement. Si celles-ci appellent sans aucun doute des réponses, il convient de rappeler qu’un monde sans droit humanitaire serait voué à la barbarie. À titre d’exemple, pour remplir sa mission en tant qu’organisme humanitaire neutre et impartial, le CICR doit maintenir le contact avec toutes les parties au conflit. Or, de nombreux messages circulent aujourd’hui sur les réseaux sociaux au sujet de la guerre en Ukraine, qui s’attaquent à cette neutralité, au risque de remettre en question le droit humanitaire, qui prévoit l’intervention d’un tel intermédiaire neutre dans les conflits armés. Si la mission du CICR et le droit international humanitaire ne sont pas compris et soutenus en tant que tels par l’ensemble des belligérants comme par le public, cela rend beaucoup plus difficile l’aide que nous tâchons d’apporter aux personnes affectées par les conflits.
Comment le CICR peut-il intervenir dans des situations de conflits mettant aux prises des groupes armés ou des milices privées?
La base juridique de notre intervention se trouve dans le droit international humanitaire et prévoit qu’un organisme humanitaire impartial, tel que le CICR, pourra offrir ses services aux Parties au conflit. Nous devons donc au préalable obtenir le consentement de l’État sur le territoire duquel le conflit a lieu, puis, pour des raisons pratiques et opérationnelles, celui du ou des groupes armés présents. Cela implique beaucoup de discussions et de négociations qui, si elles sont couronnées de succès, nous permettent de mener notre mission au service des populations affectées par les conflits dans des contextes tels que la Colombie ou le Yémen, par exemple. À cet égard, nous demeurons cependant attentifs aux risques de rétrécissement de l’espace humanitaire. Dans le contexte de l’après-11 septembre 2001, les législations antiterroristes ont en effet pris beaucoup d’ampleur, au risque de réduire les possibilités d’intervention des organisations humanitaires neutres et impartiales. Dans un certain nombre de contextes, le CICR doit déployer d’importants efforts de plaidoyer vis-à-vis des États et des donateurs pour pouvoir apporter de l’aide aux populations vivant sous le contrôle de groupes armés rendus illégaux au regard des législations antiterroristes. La lutte contre le terrorisme, si elle est certes aussi légitime que compréhensible, ne devrait toutefois pas restreindre l’accès humanitaire auprès de celles et ceux qui ont besoin de nos services.
Est-ce que l’existence de la Cour pénale internationale, qui a vocation à poursuivre les auteur-es de crimes de guerre, vous aide dans votre mandat humanitaire?
Avant de parler de justice pénale internationale, je voudrais rappeler qu’en ratifiant les Conventions de Genève, les États se sont engagés à poursuivre et réprimer les infractions graves à celles-ci. Le CICR soutient l’adoption de législations nationales permettant de mettre en œuvre cette obligation et de lutter contre l’impunité. Il reste encore beaucoup de travail à faire dans ce domaine, notamment pour assurer que les crimes de guerre, y compris ceux commis dans les conflits armés non internationaux, seront criminalisés au niveau national partout dans le monde. En ce qui concerne la Cour pénale internationale, son rôle, subsidiaire à celui des États, peut être considéré comme aussi fondamental que dissuasif. Cependant, le dialogue bilatéral et confidentiel que le CICR maintient avec les parties au conflit sur le respect du droit international humanitaire est clairement distinct du travail de la Cour pénale internationale, avec laquelle nous ne partageons aucune information à cet égard. Par ailleurs, nos interventions bilatérales et confidentielles auprès des belligérants visent plutôt à remédier de la manière la plus immédiate possible aux potentielles violations et problèmes humanitaires rencontrés sur le terrain. En outre, il faut souligner que la justice intervient souvent quand les combats ont cessé, de manière complémentaire, mais différente de notre action, qui vise à prévenir et soulager les souffrances des populations affectées par les conflits.
Quel est votre rôle au sein du CICR?
Il consiste à collaborer avec les universitaires et avec les étudiant-es pour soutenir l’enseignement et la recherche en droit international humanitaire, dans une optique de prévention. Un certain nombre de ces étudiant-es sont appelé-es à travailler dans des secteurs liés de près ou de loin à la mise en œuvre du droit international humanitaire. Il est donc important de développer suffisamment tôt une connaissance de celui-ci. Nous travaillons également à mettre en place, maintenir et développer des réseaux d’expertise juridique universitaires, afin de soutenir les États dans leur processus de mise en œuvre nationale du droit international humanitaire.
Comment percevez-vous les réactions à la guerre en Ukraine?
Dans de nombreux conflits, le sort des populations civiles est très préoccupant, comme en ce moment en Ukraine. À cet égard, il est aussi important de garder à l’esprit les souffrances des personnes affectées par les conflits et la violence dans des régions moins proches de nous comme le Sahel, le Moyen-Orient ou l’Amérique latine. Mais je comprends le phénomène d’identification avec la population ukrainienne et salue les préoccupations des citoyen-nes européen-nes. Je pense que celles-ci témoignent surtout d’un sursaut collectif salutaire pour le respect du droit international humanitaire et de la dignité humaine au cœur même des conflits armés.