2 octobre 2025 - UNIGE
L’Histoire n’écrit pas la guerre
L’Histoire montre qu’en matière de guerre, rien n’est écrit d’avance. Car les conflits armés résultent moins de la nature humaine que de choix politiques et idéologiques.

L'historien Johann Chapoutot, lors d'une conférence le 20 février 2025 à Besançon. Photo: Toufik-de-Planoise
La guerre est-elle une fatalité indissociable de l’humanité ou une anomalie historique? Depuis des siècles, philosophes, penseurs/euses et scientifiques creusent la question. Spécialiste du nazisme, l’historien Johann Chapoutot a esquissé des réponses lors d’une conférence intitulée « Le monde en guerre ? » et donnée le 23 septembre dernier dans le cadre des Rencontres internationales de Genève. En s’appuyant sur un XXᵉ siècle marqué par le fascisme et les idéologies meurtrières, il montre que les guerres sont davantage le fruit de bifurcations et de hasards que de fatalités tragiques. Chaque conflit est ainsi né d’un enchaînement fragile d’événements qui auraient pu s’agencer autrement. L’attentat de Sarajevo, l’accès au pouvoir d’Hitler ou la Seconde Guerre mondiale sont autant de moments lors desquels la trajectoire de l’Histoire aurait pu s’orienter vers un destin différent. Un destin plus proche de la véritable nature de l’humain: la solidarité.
Quand l’Histoire bifurque
Au cours de sa conférence, Johann Chapoutot met en évidence le caractère imprévisible des guerres en se basant sur des faits. «Elles naissent d’événements singuliers qui auraient pu ne pas avoir lieu», explique-t-il. La Première Guerre mondiale n’a pas éclaté parce qu’un engrenage mécanique immuable dans l’histoire de l’humain poussait l’Europe à s’affronter, mais à cause de l’assassinat de Sarajevo. «Si l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, n’avait pas été tué ce jour-là, il n’y aurait sans doute pas eu de guerre en 1914», souligne l’historien.
Le cas de l’Allemagne nazie illustre également cette logique. Car, contrairement à une idée largement répandue, Adolf Hitler n’a jamais été élu directement par le peuple allemand. En 1932, son parti perdait du terrain et sa popularité déclinait. C’est le président du Reich Paul von Hindenburg qui, sous la pression de manœuvres politiciennes, le nomme chancelier du Reich en janvier 1933. «Le fascisme allemand n’a pas été le choix d’une majorité, mais l’issue d’une configuration politique particulière», insiste Johann Chapoutot. Les horreurs qui ont suivi n’avaient donc rien d’inéluctable.
Différentes visions philosophiques du destin humain
Le philosophe Thomas Hobbes est le premier, au XVIIᵉ siècle, à répandre l’idée d’une «guerre de tous contre tous». Il nourrit l’image d’un être humain naturellement violent, qu’il faudrait domestiquer par la force de l’État. Emmanuel Kant, au siècle suivant, défend une position inverse. Certes, il se montre souvent désabusé face aux folies humaines, mais dans ses différents ouvrages, il parie sur la possibilité d’un progrès collectif. Selon lui, l’Histoire suit une logique comparable à celle de la nature, qui conduit lentement l’humain vers un ordre juridique universel et une paix durable.
Cette idée est prolongée au XIXᵉ siècle par Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Pour lui, l’Histoire n’est pas un chaos et les tragédies obéissent à une logique qui voit la pensée humaine progresser vers plus de liberté. La guerre devient un moment de ce devenir, douloureux, mais intelligible. Karl Marx réinterprète à son tour cette idée en l’ancrant dans les rapports matériels . «Pour Marx, ce ne sont pas la pensée ou la raison universelle qui structurent l’Histoire, mais les rapports de production et les contradictions sociales», rappelle l’historien. Selon cette perspective, les guerres ne sont pas des fatalités naturelles, mais le produit de conditions économiques et politiques que l’action humaine peut transformer. Johann Chapoutot insiste sur le dénominateur commun de ces différentes philosophies qui refusent toutes de voir dans la guerre un simple chaos ou une essence immuable.
La guerre est contre la nature humaine
Pour étayer sa thèse, Johann Chapoutot s’appuie sur le fait que «l’humain est avant tout un être social, dont la survie dépend de la coopération». Depuis la préhistoire, les sociétés humaines se construisent sur l’entraide. Il invoque également la biologie de l’évolution, rappelant que si Charles Darwin a mis en avant la «lutte pour la vie», d’autres spécialistes de l’évolution ont souligné le rôle crucial de la coopération dans le monde du vivant. À cet égard, il cite notamment le biologiste Pierre Kropotkine qui observait, au début du siècle dernier, que les espèces qui survivent ne sont pas les plus brutales, mais celles qui savent coopérer. Ainsi, «le combat n’est pas la seule voie de la sélection naturelle», affirme Johann Chapoutot.
Ce sont donc bien les idéologies qui, au contraire, transforment la solidarité originelle humaine en rivalité. «Derrière chaque guerre, il y a un récit qui fabrique de l’ennemi», explique-t-il. Nationalisme, racisme ou impérialisme ont ainsi servi de carburant aux conflits mondiaux. «Connaître et comprendre ces récits, c’est se donner les moyens de les déconstruire et d’éviter leur répétition», poursuit l’historien.
Une invitation à la solidarité
Les travaux de Johann Chapoutot indiquent que la guerre ne révèle pas la véritable nature de l’humain, mais la contredit. L’être humain vit, survit et progresse grâce à la coopération. Et cette dimension apparaît encore plus clairement en temps de crise. L’histoire ne nous enferme donc pas dans un destin guerrier, mais nous rappelle au contraire notre capacité à choisir un autre chemin. «Rien n’est écrit , la guerre n’est ni nécessaire ni naturelle. C’est une construction politique et culturelle, qui peut être défaite», conclut Johann Chapoutot. À nous de décider, en cette période sombre, si les prochaines bifurcations de l’Histoire conduiront à l’affrontement plutôt qu’à l’entraide.