20 novembre 2025 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

«La dette se déploie sur les inégalités sociales»

La Loi sur la prévention et la lutte contre le surendettement, entrée en vigueur début 2024 à Genève, vise à lutter contre ce phénomène qui frappe une part croissante de la population, en particulier parmi les ménages précaires. Une campagne de prévention cible en priorité les moins de 25 ans.


 

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Visuel de la campagne de prévention et de sensibilisation menée par l'État de Genève. Image: DR


En 2023, en Suisse, plus d’une personne sur sept (14,1%) vivait au sein d’un ménage en situation de surendettement. Selon la définition de l’Office fédéral de la statistique (OFS), cela signifie avoir au moins un arriéré de paiement, c’est-à-dire une facture impayée faisant l’objet d’une poursuite (l’Office des poursuites étant l’organe public de recouvrement de dettes). Cette proportion, en hausse constante – elle était de 8% en 2018 –, varie fortement selon les cantons. À Genève, la situation est particulièrement critique: environ 30% des ménages seraient concernés, même si le phénomène est difficile à appréhender avec les données disponibles. 

Adoptée au printemps 2023 et entrée en vigueur le 1er janvier 2024, la Loi sur la prévention et la lutte contre le surendettement (LPLS) a pour vocation de prévenir ce phénomène et de le combattre de manière coordonnée. Sa mise en œuvre implique en premier lieu l’identification des causes structurelles, notamment grâce à la création d’une plateforme cantonale dédiée. «Nous manquons cruellement de données», confirme Solène Morvant-Roux, économiste de formation et professeure associée au sein de l’Institut de démographie et socioéconomie à la Faculté des sciences de la société. Elle développe: «Cette question n’a véritablement suscité l’attention qu’à la suite de la crise financière de 2007-2008. Au début des années 2010, elle s’est imposée en Suisse, portée par une nette augmentation du nombre de personnes concernées et une quantité de défauts de paiements inquiétante pour les créanciers. Par la suite, des organismes de désendettement ont vu le jour.»

Dans le cadre de l’application de la LPLS, une large campagne de prévention et de sensibilisation est menée jusqu’au 15 décembre 2025 dans tout le canton. Partant du fait que plus de 80% des personnes surendettées auraient contracté leurs dettes avant l’âge de 25 ans, la campagne cible en particulier les jeunes et est notamment relayée à l’UNIGE et dans les hautes écoles (lire ci-dessous). 

Multifactoriel

Les facteurs qui contribuent au surendettement sont nombreux. «Il y a une tendance à croire que c’est la faute des personnes concernées, qui dépenseraient trop, mais la réalité est bien plus complexe, explique Solène Morvant-Roux. Bien sûr, il y a des accidents de vie, des cas de personnes qui se sont laissé aller, qui ont fait un achat inconsidéré ou mal utilisé leur carte de crédit, mais, globalement, les raisons principales de l’endettement sont ailleurs.» 

Selon Solène Morvant-Roux, une partie de l’explication est structurelle: le salariat se précarise et les revenus stagnent, voire diminuent, tandis que les dépenses incompressibles – comme le loyer, la prime d’assurance maladie ou la facture d’électricité – augmentent. Partout dans le monde, ce décalage croissant entre revenus et charges réduit le revenu disponible. À ces dépenses contraintes s’ajoutent parfois celles considérées comme non vitales, mais indispensables pour maintenir un sentiment d’inclusion sociale, comme l’achat d’un vêtement, un abonnement au téléphone portable ou encore l’inscription à un cours de sport.

 

«Mini crédits? Maxi soucis?», «Mon budget, je le gère. Sinon, ça dégénère». Ces slogans rythment la campagne de prévention et de sensibilisation au surendettement menée jusqu’au 15 décembre dans le canton de Genève. Ciblant les jeunes, elle est notamment visible sur les murs de l’UNIGE. Si l’institution ne connaît pas précisément la proportion d’étudiant-es en situation de surendettement en son sein, elle constate une précarisation croissante de cette population. «Cette année, nous avons enregistré une hausse de 50% des demandes d’aides financières, soit plus de 2000 dossiers au total, souligne Romain de Sainte Marie, adjoint de direction à la Division de la formation et des étudiant-es. Il est essentiel que les étudiant-es concerné-es soient informé-es afin de pouvoir recourir aux organismes d’aide à disposition.» L’enquête longitudinale, menée chaque année par l’Observatoire de la vie étudiante, confirme une précarité sévère en augmentation. Définie par un cumul de facteurs, notamment une limitation de la consommation, une situation financière difficile et un manque de réseau, elle touche désormais 3% de la population étudiante, alors qu’elle était de 1,2% en 2019 et inexistante auparavant. 
 
La campagne de prévention renvoie vers un site internet dédié, qui donne des conseils en vue d’éviter les dettes, des informations sur les aides disponibles ainsi que des recommandations pour réagir en cas d’inscription aux poursuites. De son côté, l’UNIGE soutient les étudiant-es en difficulté financière en leur accordant, sous certaines conditions, différentes formes d’appui: bourse mensuelle, aide d’urgence, exonération des taxes, etc. Depuis l’an dernier, l’institution collabore également avec la Fondation genevoise de désendettement qui accompagne les jeunes dans le règlement de leurs dettes. Des permanences sont tenues chaque dernier mercredi du mois, entre 10h et 12h, au point Vie de campus situé au 1er étage d’Uni Dufour.


L’endettement des ménages s’explique également par un certain nombre de facteurs institutionnels. Identifier les pratiques étatiques susceptibles d’aggraver la situation – comme les délais d’attente pour obtenir une décision, la complexité des démarches administratives, ou encore le manque de lisibilité de certains documents officiels – fait également partie de la politique mise en œuvre dans le cadre de la LPLS. «Enfin, il faut rappeler que, si la dette est un phénomène anthropologique vieux comme le monde, ce qui la caractérise aujourd’hui, c’est sa marchandisation, souligne Solène Morvant-Roux. On ne s’endette plus auprès de proches, mais auprès d’entreprises privées qui prospèrent en accordant des crédits à la consommation ou en gérant les défauts de paiement. Une régulation plus stricte de ces acteurs devrait s’imposer afin de rendre les dettes moins prédatrices.»

La forme des dettes

Crédits, arriérés, découverts. Toutes les formes de dettes n’ont pas les mêmes conséquences. L’hypothèque, liée à l’achat d’un logement principal, n’est par exemple pas comptabilisée dans le module «dette» de l’enquête nationale sur les revenus et les conditions de vie (SILC) de l’OFS. «C’est pourtant bien une dette, contractée par un peu moins de 40% de la population, mais qui concerne une frange très privilégiée du pays, commente Solène Morvant-Roux. Ce qui surprend, c’est qu’en Suisse, la quasi-totalité des propriétaires ne remboursent jamais intégralement leur hypothèque. Nous avons donc, d'un côté, des dettes immenses, largement tolérées, et de l’autre, des dettes relativement modestes, sanctionnées de manière très punitive. La dette vient ainsi aggraver des inégalités déjà présentes dans la société, pénalisant les populations déjà pauvres ou précarisées.»

Le type de sanctions auxquelles les individus sont exposés semble influencer l’ordre de paiement des factures. Contrairement à l’impôt ou à l’assurance maladie, le loyer affiche ainsi un taux de défaut très faible, malgré le fait que, pour les ménages les plus précaires, il représente 30% à 50% du revenu disponible, contre moins de 10% pour les plus aisés. Cette proportion est jugée excessive par l’Office fédéral du logement, qui estime qu’au-delà de 25% du revenu consacré au logement, les ménages courent un risque accru de ne plus pouvoir couvrir d’autres besoins fondamentaux.

Marqueur moral

Au-delà des chiffres en rouge sur le relevé bancaire, le surendettement affecte tous les domaines de la vie: santé, logement, emploi, vie sociale et affective. Lorsque l’on est inscrit-e aux poursuites, il est difficile, voire impossible, d’obtenir un emploi ou un logement; il est rare de recevoir une promotion professionnelle; il est inenvisageable de cacher une saisie de salaire pour recouvrement de dettes à son employeur ou employeuse; il est inconcevable, même après plusieurs années, d’effacer sa dette. «Chaque contexte culturel a façonné un imaginaire de la dette, précise Solène Morvant-Roux. En Inde, par exemple, cumuler une quinzaine de dettes est socialement valorisé, car cela témoigne d’une capacité à inspirer confiance et à mobiliser du soutien. En Suisse, par contre, la dette est un marqueur moral très fort: être inscrit aux poursuites est perçu comme rédhibitoire. C’est presque assimilé à un comportement délinquant avec les conséquences négatives qui en découlent pour les populations les plus fragilisées.»

 

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