Journal n°128

Quand Genève rêvait de définir la «nation suisse»

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Une revue dédiée à l’histoire de la photographie décrypte le phénomène des musées de photographies documentaires, de leur génèse jusqu’à l’échec de leurs ambitieux desseins

P aru le 9 février dernier, le premier numéro de Transbordeur, la nouvelle revue d’histoire de la photographie (lire encadré) lancée par Christian Joschke, chargé de cours à l’Unité d’histoire de l’art (Lettres, UNIGE), et le professeur Olivier Lugon (UNIL), consacre son dossier aux musées de photographies documentaires. Entretien avec Estelle Sohier, collaboratrice scientifique au Département de géographie et environnement (SdS) et membre du comité de rédaction.

Pourquoi lancer une nouvelle revue dans un monde de l’édition déjà saturé?

Estelle Sohier: Il existait à Genève un vrai désir de valoriser l’histoire de la photographie depuis l’achat du fonds de l’atelier Boissonnas par la Ville en 2011. C’est dans ce contexte que Christian Joschke et Olivier Lugon ont proposé d’éditer une revue mettant en valeur la richesse des collections genevoises et vaudoises, mais avec une forte dimension internationale de par les sujets traités, les auteurs invités et le public visé. L’approche suivie par le comité éditorial ne se limite pas à la dimension artistique du médium. Notre perspective est transdisciplinaire et recouvre l’histoire de l’art, mais aussi l’histoire, la géographie culturelle ou encore la sociologie, en portant une attention particulière à la matérialité des images.

Le premier numéro s’intéresse aux musées de photographies documentaires. De quoi s’agit-il?

Ces musées apparaissent à la fin du XIXe siècle, avec la démocratisation de la pratique de la photographie. L’invention de nouveaux procédés avait permis de baisser les coûts et de simplifier l’usage des appareils, avec par exemple l’invention du Kodak. Les amateurs s’emparent de cette pratique et on assiste dès lors à une croissance exponentielle de la production d’images. C’est là que les premières interrogations apparaissent: comment canaliser la masse produite, comment la gérer et comment l’exploiter collectivement, à des fins scientifiques par exemple? C’est pour répondre à ces questions que l’on a vu naître simultanément plusieurs musées en Europe, dont le premier à Paris, en 1894.

Est-ce aussi le cas en Suisse?

En 1901, un Musée suisse de photographies documentaires est fondé à Genève avec une dimension plus modeste que le projet parisien, mais avec la même ambition universaliste: sa mission est de conserver une image «exacte» du pays à un moment donné en collectant des images de l’ensemble du monde visible ou invisible: paysage, architecture, costumes, groupes sociaux, maladies, techniques, religions, superstitions, etc. Ces idées ont été taxées d’utopiques, mais ont connu une résurgence à la fin du XXe siècle. La société Corbis, fondée par Bill Gates en 1989, ambitionne par exemple de garder des traces photographiques de tout pour que chacun puisse avoir accès à l’ensemble du monde visible. Au-delà de la visée documentaire, ces musées avaient-ils d’autres ambitions? Ces musées ont été pensés à la fin du XIXe siècle, grande période de construction des imaginaires collectifs participant à la fabrique des nations. L’ambition du Musée suisse était aussi de contribuer à la définition visuelle de la nation suisse. Dernier canton rattaché à la Confédération, Genève cherchait ainsi à démontrer sa place dans la communauté et à contribuer à la vie culturelle du pays.

Le Musée ferme ses portes en 1910. Pourquoi?

Le fossé était énorme entre les moyens à disposition et les ambitions de ses concepteurs, qui ont échoué à intéresser les autorités locales. Une salle entièrement dédiée à la photographie avait été imaginée dans le Musée d’art et d’histoire qui se construisait au même moment, mais où un rôle très secondaire a finalement été accordé à la photographie. Les projets de musées ont d’ailleurs tous échoué à la même période.

Comment l’expliquer?

Les quantités d’images collectées étaient énormes, n’avaient que peu de valeur et leur indexation était particulièrement chronophage. Les agences actuelles font d’ailleurs face au même problème. Corbis a d’énormes difficultés pour gérer l’indexation de la masse de documents. Son projet commercial a par ailleurs en partie échoué avec la démocratisation des moyens de diffusion et les sites de partage d’images comme Flickr.

Que s’est-il passé ensuite?

Les collections ont été dispersées au sein de différentes institutions (musée et bibliothèque), ce qui montre les hésitations quant au rôle des images photographiques, dont le statut patrimonial n’a été acquis que dans les années 1980.

| Naissance d'une revue |

Dirigée par un comité de rédaction rattaché à l’UNIGE et à l’UNIL et publiée annuellement par les Éditions Macula, la revue Transbordeur: photographie histoire société est dédiée à l’histoire de la photographie. Chaque numéro propose un dossier thématique, des articles libres, une section «collections» et des comptes rendus d’ouvrages, le tout richement illustré. La revue, disponible en librairie depuis février, sera présentée au Musée de l’Élysée à Lausanne le jeudi 30 mars à 19h, ainsi qu’aux «Rencontres de la photographie» à Arles cet été.

http://transbordeur.org/