7 mars 2024 - Anton Vos

 

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L’auto-optimisation corporelle, une vieille histoire

Le quotidien des sociétés contemporaines est envahi d’applications de fitness, de régimes et de méditation ou d’appareils portables permettant d’exploiter le potentiel personnel. On trouve pourtant des traces, dès le XVIe siècle, de textes sur l’«auto-optimisation».

 

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Pierre Paul Rubens, Étude du torse du Belvédère (1601-1602). Les statues antiques ont été redécouvertes et étudiées à l'époque moderne en tant qu'idéaux corporels. Image: Metropolitan Museum New York

 

Devenir la meilleure version de soi-même. Cette quête semble avoir contaminé le monde contemporain. Bracelets et téléphones portables enregistrant sans cesse le nombre de pas et les battements du cœur, applications offrant des solutions pour maigrir, se muscler, s’organiser ou méditer, livres et magazines regorgeant de recettes pour accéder au bonheur ou, du moins, devenir une meilleure personne, un ou une meilleure amante, un meilleur manager… La poursuite de l’auto-optimisation dans tous les domaines imaginables fonctionne tellement bien qu’on croirait presque qu’elle est inscrite dans les gènes de l’humanité. Vitus Huber, postdoctorant au Département d’histoire générale (Faculté des lettres) et responsable d’un projet Ambizione du Fonds national suisse sur l’auto-observation corporelle à l’époque moderne, ne va certes pas aussi loin. Mais il montre, dans un numéro spécial de la revue Historische Anthropologie à paraître prochainement et dont il a coordonné la réalisation, que l’attrait du perfectionnement personnel n’est pas le propre de l’époque contemporaine et qu’il existe depuis longtemps. Explications.

LeJournal: Quelles sont les traces les plus anciennes de cette tendance qu’a l’humain à optimiser sa condition?
Vitus Huber: On en retrouve jusque dans l’Antiquité. À cette époque déjà, les souverains cherchent à améliorer leur physique, à l’entraîner de façon à ce qu’il corresponde à l’image que l’on se fait du corps d’un empereur, à savoir celle d’un homme fort, endurant et résistant, notamment au froid, ce qui rappelle d’ailleurs la pratique très prisée actuellement des baignades dans l’eau du Léman durant tout l’hiver. Plus tard, au Moyen Âge, les textes hagiographiques, c’est-à-dire les récits de la vie des saints, font souvent appel à la métaphore de l’athlète pour décrire leurs accomplissements, en particulier leurs efforts visant à surmonter les besoins terrestres tels que le sommeil et la faim dans le but d’obtenir le salut dans l’au-delà. Aujourd’hui, on vise les mêmes résultats, un physique impeccable, un mental de fer, une organisation du temps, et donc du sommeil, optimale, mais les objectifs à atteindre sont différents: gagner de l’argent, être attirant sur le marché matrimonial ou encore repousser le vieillissement.

Les souverains et les saints sont des personnages assez exceptionnels. Cela ne renseigne pas forcément sur les habitudes du reste de la population de jadis…
C’est vrai, mais c’est aussi parce que les sources sur la question sont limitées. Les choses changent avec l’époque moderne, qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle. Ma contribution dans le numéro spécial traite justement du cas particulier de Philippe Abraham Louis Secretan (1756-1826). Après avoir œuvré comme précepteur à Vienne et à Bruxelles, il revient en 1790 à Lausanne, sa ville natale, avec l’intention de devenir juge et de se lancer en politique. L’intérêt du personnage, c’est qu’il tient un journal, encore inédit mais que j’ai pu étudier.

Qu’avez-vous découvert dans ce journal?
Philippe Secretan y décrit son emploi du temps et la liste des tâches qu’il veut accomplir dans l’année, la semaine ou la journée. Il prend des résolutions, essaye de les tenir et vérifie le soir en écrivant son journal ce qu’il a réussi à faire ou pas et ce qu’il faudrait améliorer. Le nombre de tâches qu’il veut accomplir est presque excessif. Il prend donc des décisions radicales dans son organisation.

Pouvez-vous nous donner des exemples?
Il veut pratiquer de la gymnastique, se livrer à des ablutions (c’est-à-dire essentiellement se baigner dans l’eau froide), lire, étudier et écrire avant même de prendre son petit déjeuner. Cela le pousse à avancer progressivement son réveil de 8 à 7 heures, puis à 6 heures et même à 4h30. Son agenda est ensuite réglé comme du papier à musique. Il comprend bien sûr le travail, les leçons à ses élèves, mais aussi les visites à ses amis, les promenades et la rédaction de son journal. S’il évoque de temps en temps des émotions concernant ses enfants, la vie familiale ne prend dans l’aménagement de son temps qu’une place marginale. Et il ne fait quasiment jamais mention de sa femme. Ce journal, il faut le dire, est le reflet d’une certaine obsession de soi-même.

Au-delà de la psychologie de l’individu, comment s’inscrit-il dans son époque?
On est alors en plein dans le siècle des Lumières. C’est l’époque de la rédaction de l’Encyclopédie et d’une forme de culte du progrès. Les connaissances se développent à une vitesse vertigineuse dans tous les domaines et se diffusent largement. Des personnages comme Secretan sont avides de savoir et veulent tout lire. Même s’il est laïc, il vient d’une famille protestante, un contexte dans lequel on craint l’oisiveté. Dieu nous a donné du temps, il faut l’utiliser et surtout ne pas le perdre. Secretan devient ainsi un expert en matière d’optimisation, ce qu’il ne faut pas confondre avec l’idéal qu’on aimerait atteindre.

C’est-à-dire?
Pour faire court, l’optimum, c’est le meilleur niveau qu’un individu serait capable d’atteindre. L’idéal, c’est le meilleur niveau imaginable qu’il aimerait atteindre. L’idéal se mesure de manière absolue et est en général hors de portée. L’optimum, lui, se mesure de manière relative. On essaie toujours de faire mieux que la veille. Il n’y a pas de fin à ce processus et c’est pourquoi il est viable. On peut toujours optimiser sa piété, son corps, son bonheur, bref n’importe quelle faculté humaine jugée importante selon les époques.

Peut-on faire des parallèles entre les époques en matière d’optimisation de soi-même?
En tout cas, ce phénomène fonctionnait à l’époque médiévale dominée par la culture religieuse. L’objectif était le salut après la mort. On n’était jamais sûr de le mériter. En revanche, on pouvait toujours essayer de vivre de manière plus pieuse que la veille. L’Église a notamment joué sur cette espérance pour asseoir son pouvoir. À l’époque moderne, avec l’invention de l’imprimerie, la Renaissance et le développement de l’humanisme, l’évolution de nouvelles pratiques religieuses après la Réforme, on se rend compte que l’individu n’est plus enfermé dans sa condition sociale, mais qu’il peut apprendre et progresser. Le rapport à soi change, on s’améliore et cette optimisation représente un moteur puissant de transformation sociale. À la fin du XIXe siècle, l’objectif est davantage une haute moralité. Et dans le monde néolibéral d’aujourd’hui, le phénomène marche encore mieux. On le voit bien avec les incitations incessantes à développer la meilleure version de soi-même, à améliorer sa productivité, à exploiter tout son temps disponible. Bien sûr, ce n’est plus le salut que l’on recherche, mais une vie plus heureuse, plus saine, plus longue, plus productive, etc. Le clergé a laissé sa place aux entreprises vendant les appareils portables, les applications de santé… Je ne prétends pas que le phénomène est le même à travers les âges, mais je pense que l’on ne peut pas comprendre ce que représente actuellement l’auto-optimisation de soi sans prendre en considération sa dimension historique.

Est-ce que cette quête d’optimisation de soi a des racines biologiques?
Il existe depuis longtemps des discussions anthropologiques sur la question de savoir si l’humain a toujours essayé de s’améliorer. Savoir si cela est inscrit dans les gènes ne fait pas partie de mon domaine de compétence (je suis historien, pas anthropologue ni biologiste). Je remarque néanmoins que l’être humain a tendance à se percevoir systématiquement avec des défauts et qu’il cherche à les surmonter. Et le plus grand de ses défauts, si l’on veut, c’est le fait qu’il va mourir. Depuis la prise de conscience de cette blessure essentielle, sa condition mortelle, l’humain n’a eu de cesse de lutter pour retarder cette perspective et donc de se battre contre les maladies et le vieillissement.

 

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