19 novembre 2020 - UNIGE

 

Vie de l'UNIGE

À Jean Starobinski,
pour ses cent ans

 

 

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Jean Starobinski. Photo: Manuel Braun


Décédé en mars 2019, Jean Starobinski aurait eu cent ans mardi dernier. Professeur d’histoire des idées et de littérature française à l’Université de Genève de 1958 à 1985, spécialiste de Rousseau, Montaigne et Diderot, Jean Starobinski était un critique littéraire hors norme. Il laisse derrière lui une œuvre immense marquée par le souci de clarté et de vérité. Pour saluer sa mémoire, le professeur Martin Rueff (Département de langue et littérature françaises modernes/Faculté des lettres) a publié, sur le site internet de la Maison de Rousseau et de la littérature, une Lettre à Jean Starobinski que nous reproduisons en intégralité ci-dessous.

 

Cher Jean, il y a plus d’un an que vous êtes trop loin pour que nous puissions vous adresser la parole, et que votre douceur nous manque; il y aura aujourd’hui cent ans que vous naissiez.

Comment vous écrire pour vous dire ce qu’on ne dit qu’aux vivants: bon anniversaire? Comment vous dire ce qui nous attache à vous et qui reste si intensément présent pour nous? Comment vous dire aussi ce que vous voudriez savoir et qui fait le prix des correspondants lointains, ce qu’est devenu le monde depuis que vous l’avez quitté? C’est cela sans doute que vous voudriez savoir de nous.

Votre parole nous manque, votre regard nous manque et ce n’est pas tant à l’écrivain que vous êtes que je pense: c’est au professeur. Comment aurait-il accueilli ce qui agite aujourd’hui les universités? A l’heure où, sous le triple coup de la mutation climatique qui détruit notre monde, de la dérégulation économique et de l’explosion des inégalités sociales, il semble que la «nouvelle universalité» ce soit, selon les mots douloureux de Bruno Latour, de «sentir que le sol est en train de céder», votre enseignement, avec sa puissance d’hospitalité et de formulation, nous fait défaut.

Je fais le pari que vous n’auriez pas craint de voir l’université débattre de toutes les questions d’identité; que vous n’auriez pas eu peur d’expliquer que les Lumières ne sont pas ce squelette décharné qui sert aujourd’hui d’épouvantail aux ignorances de tous bords; que vous auriez tenu à rappeler que l’émancipation est leur programme, et l’universalité des droits l’énoncé d’un problème et non l’affirmation butée d’une solution toute faite. Vous auriez dit que les Lumières qui créèrent les sciences humaines ne se détournaient pas des religions, mais qu’elles s’en obsédaient à chaque fois qu’elles redoutaient, parce qu’elles les constataient, les empiètements du théologique et du politique.

Vous auriez convoqué les poètes. Vous auriez évoqué vos auteurs chéris, le ramage de Diderot, la fête de Rousseau, la joie bouleversante de Mozart, la délicatesse déchirante de Chardin. Vous auriez affirmé les pouvoirs de l’intelligence quand elle s’assortit de l’inquiétude de la sensibilité. Vous auriez dit, comme dans votre Montesquieu de 1953 que la modération, loin d’être un «rétrécissement», «implique une perpétuelle vigilance». A l’heure des tonitruements, votre modération est un bien précieux qu’il faut chérir.

De notre part, en guise de cadeau d’anniversaire, autour de la table fleurie, nous voudrions vous offrir deux de vos livres, fraîchement édités: Le Corps et ses raisons et Histoire de la médecine, le premier que vous aviez construit pour le confier au Seuil, le second qui remonte à 1963 et que Nicolas Bouvier vous avait demandé d’illustrer. Des mains fidèles tendent ces livres vers vous comme un retour facétieux à l’envoyeur.

Vous qui étiez si grave, vous aimiez distinguer dans la vie la facétie comme une des plus jolies figures de la grâce. J’aimerais qu’Hésiode l’ait distinguée parmi les muses enchanteresses, car c’est de la facétie que je voudrais me réclamer ce matin pour fêter votre centenaire.


Martin Rueff
Genève, le 17 novembre 2020

 

Pour en savoir plus
«Jean Starobinski quitte la beauté du monde», Campus n° 137, mars 2019
«Jean Starobinski aurait eu 100 ans», archives RTS Culture
Exposition en ligne «Jean Starobinski. Relations critiques», réalisée par la Bibliothèque nationale suisse et l'EPFL+ECAL Lab

 

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