Relire tout Cohen
Pour créer ce parcours, l’équipe de spécialistes s’est d’abord attelée à relire collectivement l’ensemble de l’œuvre cohénienne afin d’y retrouver toutes les mentions liées à Genève. «Plus de 300 occurrences ont été identifiées, de Cologny à Pont-Céard, précise Thierry Maurice. Elles nous ont permis de réaliser une cartographie des lieux présents à la fois dans l’œuvre et dans la vie d’Albert Cohen. Ce travail colossal, représenté sous la forme d’une carte, nous a permis d’extraire les thèmes centraux de son univers littéraire liés à ces endroits.» Le parcours que le collectif a développé propose ainsi plusieurs haltes, chacune consacrée à une thématique particulière. À chaque arrêt, lectures, détails biographiques et éléments liés à l’œuvre sont livrés au public.
Départ gare Cornavin. C’est l’occasion de convoquer la question du déracinement et de l’exil, des thèmes très importants pour Albert Cohen. «Celui-ci a dû s’exiler plusieurs fois, quittant Corfou enfant, délaissant Marseille pour venir à Genève en 1914, fuyant Paris pour l’Angleterre au moment de la Seconde Guerre mondiale, raconte Thierry Maurice. Mais la gare, c’est aussi le lieu des retrouvailles avec sa mère qui vient lui rendre visite et avec qui il entretient un lien très fort, qu’il raconte d’ailleurs de manière détaillée notamment dans Le livre de ma mère, paru en 1954.»
La visite se poursuit rue Albert-Cohen, une allée modeste, peu fréquentée et dont le collectif s’est aperçu qu’elle ne correspondait à rien, ni dans l’œuvre ni dans la vie de l’écrivain. C’est le moment d’évoquer la question de la reconnaissance de l’auteur par sa ville d’adoption. «C’est une renommée en demi-teinte, plutôt faible quand on pense à l’importance littéraire d’Albert Cohen, en particulier dans le domaine de l’expression de la vie intérieure des personnages, signale Thierry Maurice. La Ville a quand même réhabilité sa mémoire en remettant une médaille «Genève reconnaissante» à sa veuve en 1995, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain.»
On continue rue du Léman, où Albert Cohen a vécu près de quinze ans. Il est temps d’aborder la question de l’intimité, du rapport au chez-soi et du rapport au corps, l’écrivain ayant souffert de diverses affections tout au long de sa vie. «Cette halte permet de donner une idée de la variété des lieux où Cohen a vécu et où il a écrit en grande partie son œuvre, une œuvre qu’il dictait, en réalité, avec un maniement de la langue virtuose», explique Thierry Maurice.
On poursuit vers le lac, avec l’ancien siège de la Société des Nations et ces hôtels que Cohen évoque dans ses livres (son personnage Solal vit par exemple à l’année au Ritz, un hôtel inexistant probablement inspiré par l’Hôtel de la Paix). L’occasion d’évoquer la Genève internationale dans laquelle Albert Cohen s’est beaucoup investi, d’abord au Bureau international du travail puis à l’Organisation internationale des réfugié-es. «C’est lui qui produit le texte de l'Accord international du 15 octobre 1946 permettant aux réfugié-es apatrides d'obtenir un vrai titre de voyage, améliorant ainsi notablement le sort de ces personnes», raconte Thierry Maurice.
Arrêt suivant: l’île Rousseau pour parler d’amour, thématique majeure dans l’œuvre d’Albert Cohen. Le collectif y évoque l’amour passion, l’amour filial – le plus important chez Cohen – et l’amour du prochain. «L’écrivain se moque beaucoup de cette forme d’amour, qu’il considère comme fausse, relève Thierry Maurice. Il n’a de cesse tout au long de son œuvre de dénoncer cette hypocrisie.»
Passage ensuite par la synagogue pour une plongée dans le rapport que l’écrivain entretenait avec la religion, Dieu, le judaïsme et l’antisémitisme. «Cohen était athée, mais en même temps complètement pénétré de culture juive – son grand-père était rabbin, note Thierry Maurice. Toute sa vie, il a cherché une forme de foi qu’il n’a pas trouvée, ce qui est manifeste dans ses derniers textes où il appelle Dieu de ses vœux (Les Carnets, 1978). La question de l’antisémitisme, quant à elle, traverse son œuvre.»
La visite se termine devant l’Université, dans laquelle Albert Cohen a étudié, d’abord le droit, puis les lettres. Les recherches du collectif dans les archives académiques ont notamment révélé que l’écrivain avait donné des cours d’été sur Marcel Proust à l’alma mater au début des années 1920.
Ouvrage à venir
D’autres visites seront proposées ce printemps. À terme, le collectif vise à développer plusieurs parcours, consignés dans un ouvrage (attendu pour 2023) et accessibles sous format numérique afin que les visites puissent se faire au rythme de chacun-e. «Sa tombe se trouve par exemple au cimetière israélite de Veyrier, situé trop loin pour s’y rendre lors de ce premier cheminement qui nécessite déjà près de deux heures», explique Thierry Maurice.
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