30 octobre 2025 - Alexandra Charvet
«Bravo les Bouches trous»: les insolences gravées de Pinchat
Plus de 700 graffitis ont été découverts dans l’un des bâtiments du campus, l’ancien orphelinat de Pinchat. Tracées par des fillettes entre 1942 et 1961, ces inscriptions, qui constituent un patrimoine rare et précieux, témoignent de leur vie quotidienne, de leurs plaintes et de leurs rêves.

«Bravo les Bouches trous»! Cri sarcastique poussé en 1961 contre le lavage (sceau et serpillère), le nettoyage (balais) et la cuisine (casserole).
Image: Alain Besse/Office du patrimoine et des sites
«On s’emmerde à Pinchat», «À bas le repassage», « Bravo les Bouches trous»… ces slogans insolents comptent parmi les 700 graffitis gravés dans le bois du grenier du bâtiment universitaire de Pinchat. Longtemps ignorés, ils ont récemment été signalés à l’Office du patrimoine et des sites et ont fait l’objet d’un relevé photogrammétrique et d’une étude historique. Ancien orphelinat construit en 1915 par l’Hospice général, le bâtiment abrite aujourd’hui le Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités (CIGEV) ainsi que la formation en logopédie de la FPSE.
«Les deux volées d’escaliers qui montent au grenier sont couvertes de graffitis, raconte Aurélie Cailleaud, administratrice du CIGEV. Bien qu’elles aient toujours été visibles, ces inscriptions, juste gravées, ne sautent pas immédiatement aux yeux comme les tags colorés sur les murs des villes. Le grenier est très sombre et c’est Jean-Marc Bianco, alors chargé de la sécurité du campus, qui les a repérées le premier lors de ses rondes, il y a 4 ou 5 ans. Il en a parlé autour de lui, notamment à Alain Devanthéry et à Yvana Jeannin, chargé-es d’accueil aux loges universitaires, qui ont eu la présence d’esprit d’en aviser les Archives d’État.» De fil en aiguille, l’affaire a pris de l’ampleur: le Service de l’inventaire des monuments d’art et histoire (Office du patrimoine et des sites) a été informé de l’existence de ces inscriptions et a mandaté le conservateur-restaurateur d’art Alain Besse et l’historienne Sonia Vernhes Rappaz pour documenter l’histoire de l’établissement et analyser les graffitis.
Ode aux stars de l’époque
De par l’importance du corpus et l’extrême diversité des messages, cet ensemble offre un témoignage poignant de la vie quotidienne des orphelines à Genève dans la première moitié du XXe siècle. Les messages laissés sur les murs révèlent en effet ce que les orphelines n’osent exprimer à haute voix. Elles protestent contre les tâches ménagères qui leur sont imposées – le transport des paniers de linge en vue de l’étendage représentait une tâche physique particulièrement pénible pour les enfants –, se désolent des longues années passées dans l’établissement ou crient leur ennui. Les textes rapportent également les moments de détente à l’orphelinat, faits de promenades, de chants et de parties de cache-cache, comme les amitiés tissées entre les résidentes ou les béguins éprouvés à l’extérieur. Les graffitis font enfin écho au vedettariat, né dans l’après-guerre par le biais des magazines et de la radio, qui ne laisse pas insensible les orphelines. Elles encensent dans leurs inscriptions les chanteurs Georges Guétary, Yves Montand et Tino Rossi, les acteurs Robert Lamoureux et Jean Marais, le danseur Serge Lifar et le cycliste Hugo Koblet.
«Ces inscriptions sont très touchantes, relève Aurélie Cailleaud. Leur découverte était même devenue un rituel d’accueil pour tous les nouveaux membres du CIGEV. Nous nourrissons une profonde affection pour "notre petit trésor" et, grâce au travail conjoint de plusieurs services, ces graffitis seront désormais préservés même si le bâtiment est amené à être rénové.» Pour une question de protection de la personnalité et de la sphère privée, de nombreux patronymes d’orphelines étant inscrits, ces traces intimes ne sont toutefois pas accessibles au public.

Image: Alain Besse/Office du patrimoine et des sites
Dossiers «des enfants placés»
L’ancien orphelinat de Pinchat a été construit en 1915 par l’Hospice général pour héberger et éduquer les orphelines du canton de Genève. Il s’agissait d’enfants et d’adolescentes âgées de 4 à 20 ans, ayant perdu leurs deux parents ou dont les parents se trouvaient dans l’incapacité d’assurer leur prise en charge pour des raisons de santé, de finances ou de convenance. L’établissement, qui a accueilli près de 600 pensionnaires, a fermé ses portes en 1962 au profit de mesures de protection, d’éducation et de placement. Il a dès lors servi de logement pour étudiant-es, puis de bureaux et de salles de cours pour l’UNIGE.
Les graffitis mis au jour comptent entre 700 et 900 dessins et inscriptions qui se côtoient ou se superposent. Au total, 418 graffitis ont pu être interprétés et 154 d’entre eux attribués à 56 personnes dont le passage à Pinchat a été attesté grâce aux fonds conservés aux Archives d’État de Genève. Cette découverte s’inscrit également dans les recherches dites «des enfants placés» menées par les institutions cantonales d’archives. «La loi sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extra-familiaux antérieurs à 1981 (LMCFA) établit que les victimes ont droit à une contribution de solidarité au titre de la reconnaissance et de la réparation de l’injustice subie et que toute personne peut accéder aisément et gratuitement à son dossier, précise Anouk Dunant Gonzenbach, archiviste d’État adjointe. Pour les personnes qui demandent à éclairer leur passé d’enfant placé-e et à en obtenir des preuves, l’histoire de la Maison de Pinchat constitue une pièce du puzzle.»