Campus n°146

« La prochaine révision de l’AVS devrait inclure plus d’équité »

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L’espérance de vie en bonne santé évolue de manière plus défavorable pour les personnes moins éduquées que pour les autres. Selon Michel Oris, l’Assurance-vieillesse et survivants devrait tenir compte de cette injustice.

Le déclin démographique et le vieillissement en Europe et en Suisse sont des phénomènes attendus par les démographes. Selon les projections de l’Organisation des Nations Unies, la population du continent passera entre 2020 et 2100 de 748 à 630 millions de personnes (-15 % en 80 ans). Et la part des personnes de plus de 65 ans, qui correspond encore à l’âge légal de la retraite dans la plupart des pays européens, augmentera progressivement (elle se monte actuellement en Suisse à environ 20 % et pourrait atteindre 30 % en 2065, selon l’Office fédéral de la statistique). La charge de cette catégorie de la population pour la société (pensions à verser, financement de l’aide à domicile…) devrait donc, en toute logique, s’accroître pareillement. Cette perspective alimente des appels de plus en plus angoissés pour réformer les systèmes de retraite, notamment l’Assurance-vieillesse et survivants (AVS) dont la 11e révision rencontre pourtant une forte résistance en Suisse depuis plus de vingt ans. Sans entrer dans le débat politique, Michel Oris, professeur à l’Institut de démographie et socioéconomie (Faculté des sciences de la société), avance quelques éléments de réflexion que sa discipline peut offrir à ce dossier sensible.

Espérance de vie

Un paramètre majeur dans l’évaluation du problème de la retraite – bien qu’il ne soit pas le seul – est évidemment l’évolution de l’espérance de vie. « En 1948, quand le peuple suisse accepte l’introduction de l’AVS dès l’âge de 65 ans, l’espérance de vie est alors justement de 65 ans, explique le démographe. L’âge de la retraite n’a pas changé depuis alors que les Suisses ont gagné entre deux et trois mois de vie supplémentaires par année pour atteindre 81,9 années pour les hommes et 85,6 pour les femmes en 2019. Cette croissance n’a été interrompue que par le Covid-19 [l’espérance de vie en Suisse a reculé en 2020]. Mais lorsque la pandémie sera passée, elle reprendra sans doute son cours bien que l’on ignore durant combien de temps encore. On note d’ailleurs un ralentissement progressif – indépendamment du Covid-19 – ces dernières années.»
Éternel sujet de débat et de conjectures, l’avenir de l’espérance de vie à la naissance dépend d’un grand nombre de facteurs et peu de démographes s’aventurent à prévoir sa valeur dans vingt, cinquante et encore moins cent ans. La longévité peut en effet pâtir de la multiplication des polluants dans l’environnement, des allergies, des pandémies ou des catastrophes imprévisibles ainsi que des canicules liées au réchauffement climatique. Les sociétés parviennent néanmoins, dans une certaine mesure, à s’adapter à ces difficultés. Grâce à la prévention, les deux canicules consécutives et brutales de 2019 ont ainsi fait 10 fois moins de morts auprès des personnes âgées que l’épisode traumatique de 2003. On a pensé un temps que l’épidémie d’obésité allait faire chuter le taux de survie aux États-Unis. Ça n’a jamais été le cas, contrairement à la crise des opioïdes responsable de dizaines de milliers de morts par an et qui serait en grande partie à l’origine de la légère diminution de l’espérance de vie enregistrée depuis 2014 dans ce pays – mais pas ailleurs.
La limite à la survie est également dictée par la biologie car les organismes, à partir d’un certain âge, développent fatalement des maladies de dégénérescence. On peut mener une vie entière sans boire ni fumer et mourir à 92 ans simplement parce qu’on a 92 ans et que le corps finit par craquer. Cette frontière pourrait toutefois être repoussée. La densité cellulaire des tissus est en grande partie déterminée durant les mois de gestation. Les gens nés durant les Trente Glorieuses (1945-1975), en pleine envolée économique, qui ont été bien soignés et choyés, vont ainsi arriver 80 ou 90 ans plus tard avec un capital biologique plus résistant que celui de leurs prédécesseurs.

Équité versus égalité

« L’augmentation de l’espérance de vie n’a pas la même saveur pour tout le monde, précise Michel Oris. Grâce à des études basées sur la Swiss National Cohort (swissnationalcohort.ch) et les recensements de la population suisse, nous avons pu constater que cette hausse était plus importante pour les personnes ayant un haut niveau d’éducation que pour celles ayant un bas niveau d’éducation. Pire, d’autres analyses plus récentes ont montré que les années d’espérance de vie en bonne santé continuent de croître pour les premières tandis qu’elles stagnent pour les secondes.»
Par conséquent, pour le chercheur genevois, une des pistes qu’il faudrait suivre dans une éventuelle réforme de l’AVS serait l’introduction de plus d’équité dans le système au détriment de l’égalité actuelle dans l’âge de prise de la retraite. En d’autres termes, s’il fallait se résigner à une augmentation de l’âge de la retraite pour toutes et tous, ce serait la solution la moins injuste à condition qu’elle soit modulée selon la dureté des métiers (et selon les sexes mais c’est un autre débat). On peut raisonnablement faire travailler plus longtemps des juristes, des architectes ou encore des journalistes, mais pas des maçons qui se sont cassé le dos trente ans durant sur des chantiers de construction.
« Le problème, c’est que le dernier recensement de la population suisse date de 2000 et que, depuis, on n’en fait plus, poursuit Michel Oris. À la place, l’Office fédéral de la statistique réalise des enquêtes annuelles. Elles sont certes menées sur des échantillons de grande taille mais elles n’ont pas la même valeur qu’une photographie complète de la population suisse dont nous disposions tous les dix ans. Cela complique la tâche des chercheurs mais aussi des politiques. Car pour élaborer une bonne politique sociale, il faut des statistiques plus complètes, incluant le niveau d’éducation des gens et, encore mieux, l’espérance de vie par métier. Des informations qui manquent désormais.»

 

Plus de vieux mais moins de jeunes

Pour le chercheur genevois, le fait que la part des retraités dans la population augmente depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et continuera à le faire dans les décennies à venir ne signifie pas pour autant que la charge supplémentaire que cela entraîne soit forcément insoutenable pour la société. Si l’on remonte en 1900, la pyramide des âges est beaucoup plus triangulaire. Il n’y a alors presque pas de pensions à payer mais, en revanche, beaucoup d’enfants à scolariser. En 2021, le poids des personnes âgées a certes augmenté mais celui des jeunes a – toutes proportions gardées – davantage diminué dans le même laps de temps. Quand on évalue l’âge d’une société, le « vieillissement par le bas » (à savoir la diminution du taux de natalité) s’ajoute au « vieillissement par le haut » (l’allongement de l’espérance de vie). Mais dès lors que l’on observe le phénomène à travers la lunette des finances de l’État social dans son ensemble, le premier compense le second.
« En termes macroéconomiques, la situation n’a fait que s’améliorer entre 1900 et 2020, estime Michel Oris. Il ne faut pas oublier qu’en 1979, la moitié des personnes de plus de 65 ans vivait encore sous le seuil de pauvreté. C’était lié au fait que beaucoup des bénéficiaires de l’AVS étaient alors des femmes qui étaient restées au foyer et des hommes qui n’avaient pas pu cotiser durant quarante années complètes et n’avaient pas le droit à une pension pleine. Aujourd’hui, seul un pensionné sur cinq vit sous le seuil de pauvreté, notamment des migrants qui n’ont pas pu cotiser complètement. Globalement, au cours de toutes ces années, la masse financière que les travailleurs en Suisse ont cotisée et ou accumulée via le deuxième pilier est très importante et elle a beaucoup rapporté. Beaucoup plus que quand il n’y avait pas de système de retraite.»

OK Boomers !

À cela s’ajoute le fait que dans une dizaine d’années, les dernières volées du baby-boom (littéralement « explosion de bébés » désignant, en Suisse, ceux nés entre la Deuxième Guerre mondiale et 1964) partiront à la retraite. Ces générations créent une bosse très visible sur la pyramide des âges, gonflée au fil des ans par l’afflux de migrants. Et le passage de cette bosse au-dessus de la barre des 65 ans se traduit par autant de pensions de plus à payer. Mais en même temps, en libérant des places de travail, cette évolution devrait aussi, mécaniquement, réduire sensiblement le chômage. À moins que l’économie n’ait d’ici là besoin de beaucoup moins d’emplois.
Et puis les baby-boomers ne sont pas éternels. L’espérance de vie à 65 ans se situe actuellement entre 18 et 20 ans. Leur passage par la case retraite sera donc, relativement, de courte durée. Ils seront progressivement remplacés au sommet de la pyramide des âges par les générations suivantes, celles dites du baby-bust (fort déclin de la fécondité qui a suivi le baby-boom), moins nombreuses. Par conséquent, le vieillissement « par le haut » devrait alors sérieusement reculer.
Et ensuite ? « Les projections démographiques, ce n’est pas deviner le futur, c’est prolonger les tendances actuelles, souligne Michel Oris. C’est un calcul compliqué qui dépend à la fois du nombre d’enfants et de la partie de la population qui est en âge d’en avoir. C’est pour cela que nous sommes obligés de nous baser sur des modèles assez complexes. Mais nos projections ne sont, somme toute, que des prolongations des tendances actuelles et à la condition que tout continue comme maintenant.»
Quoi qu’il en soit, sauf imprévu de taille, les dés du futur démographique de la Suisse sont jetés. Cela fait bientôt quarante ans que le taux de fécondité se situe aux environs de 1,5 enfant par femme alors que le seuil de renouvellement est à 2,1. Jusqu’à présent, l’apport de l’immigration permet à la population suisse de continuer à augmenter. Mais les migrants vieillissent aussi. Il faudrait chaque année un nombre de nouveaux migrants politiquement insoutenable pour espérer conserver une structure démographique inchangée. La Suisse est donc vouée au vieillissement et, en fin de compte, au déclin.
« Décliner en nombre, c’aurait été un grand drame pour les nationalistes du XIXe siècle, note Michel Oris. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La taille de la population n’a plus l’importance géostratégique qu’elle avait dans le passé, quand il fallait des millions de soldats pour gagner une guerre. Transformée par la numérisation et la robotisation, l’économie a besoin de moins de main-d’œuvre pour un taux de croissance équivalent. De plus, le déclin démographique aura lieu dans les pays les plus pollueurs par habitant, ce qui, du point de vue de la facture écologique et environnementale, est plutôt une bonne nouvelle. Le défi consiste donc surtout à assurer le même bien-être à l’ensemble de la population. En d’autres termes, à relever le défi du vieillissement dans les meilleures conditions de santé possible.»
Dans les années 1980, le biostatisticien étatsunien James Fries a proposé une hypothèse connue sous le nom de « compression de la morbidité », reliée à la « rectangularisation » de la courbe de survie de la population. Il s’agit d’une courbe idéale qui traduit une réduction au minimum de la mortalité infantile, une survie du plus grand nombre jusqu’à un âge avancé, puis une survenue dans un temps assez bref de la morbidité, rapidement suivie du décès. « Plusieurs courbes limites ont été modélisées, basées sur des données démographiques remises à jour, conclut Michel Oris. Le plus frappant, c’est qu’à chaque fois, la réalité, notamment en Suisse, a dépassé la théorie. Les progrès ont été au-delà des espérances.»

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Le Le Japon affronte seul son vieillissement

Le Japon est un des rares pays dont la population a déjà commencé son déclin (le record étant probablement tenu par
la Moldavie qui a perdu 30 % de population depuis 2005). Elle a atteint son pic en 2008 avec 128,1 millions d’habitants et en a perdu 2,4 millions depuis.
« Le Japon est un pays singulier, explique Michel Oris, professeur à l’Institut de démographie et socioéconomie (Faculté des sciences de la société) et responsable d’un cours de démographie économique et sociale donné aux étudiants de maîtrise en études asiatiques (Master-Asie). Il conserve une tradition confucéenne de respect des anciens qui veut notamment que le fils et la belle fille accueillent et accompagnent le parent vieillissant. Mais, à en croire les recensements, ce genre de ménage multigénérationnel diminue de plus en plus. Par ailleurs, le Japon a construit un récit mythique de son identité selon lequel un étranger ne peut pas devenir Japonais. Résultat, le Japon a beau être riche et développé, il compte très peu d’immigrés. Seulement 2 % de la population est étrangère, soit 12 fois moins qu’en Suisse.»
Le pays affronte donc son vieillissement tout seul sans recourir à la main-d’œuvre étrangère souvent clandestine, typiquement philippine ou vietnamienne, qui assure les tâches de care (un terme qui désigne la prise en charge ou les soins apportés aux personnes dépendantes). L’État social n’étant pas aussi développé qu’en Europe occidentale, on observe une montée de la pauvreté, en particulier chez les aînés. Depuis les années 2000-2010, par exemple, des villages de tentes abritant des sans-abri poussent dans les parcs ou sur les berges des rivières. Certaines personnes âgées retournent au travail, deviennent serveurs au restaurant ou gardiens de parking. Des vieux Japonais volent ouvertement
à l’étalage pour se faire arrêter et aller en prison où ils bénéficient au moins d’un toit et de nourriture. Ces phénomènes sont encore marginaux mais ils attirent l’attention des chercheurs non seulement au Japon mais aussi à l’étranger.
La solution, du point de vue japonais, se trouve dans le développement de la robotique et de la domotique. Il s’agit de robots conçus pour assurer des tâches auxiliaires mais parfois aussi de compagnie ainsi que des dispositifs adaptés aux personnes âgées (télécommandes avec de plus grosses touches, par exemple) ou des systèmes d’alerte qui se déclenchent en cas de chute ou d’urgence.