7 octobre 2021 - Alexandra Charvet

 

Analyse

Le double statut de l'enfant soldat

Une thèse s’intéresse au statut juridique donné à l’enfant soldat en mettant notamment l’accent sur la réparation faite aux victimes. Un travail de terrain qui salue l’audace de certain-es juristes dans leur volonté de faire évoluer le droit.

 

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Ancien enfant soldat des forces armées de la RDC, Joseph Bisole, 27 ans, fabrique du charbon de bois dans le cadre du projet Ecomakala du WWF visant à réduire la production illégale de charbon de bois. Dans la province du Nord-Kivu, l'exploitation illégale du bois est l'une des principales menaces pour la conservation du parc national des Virunga et son commerce est une importante source de revenus pour les groupes armés. Burungu, 28 septembre 2019. Image: A. Huguet/AFP

 

Septante mille. C'est le nombre d’enfants soldats qui ont été démobilisé-es en République démocratique du Congo (RDC) depuis la fin des années 1990 selon les chiffres avancés par l’Unicef. C’est aussi le nombre de destins brisés, autant de vies qu’il a fallu patiemment reconstruire avec l’aide d’organisations de défense des droits de l’enfant. Un processus long, car même si elles ou ils n’ont pas tous et toutes rempli des fonctions combattantes, ces enfants ont évolué dans un milieu belliqueux et hostile. Leur réinsertion passe donc par un réapprentissage de la vie civile, mais aussi par l’éducation et la pratique sportive dont on sait qu'elle peut diminuer les aspirations à la violence. En parallèle, leurs familles sont activement recherchées pour qu’elles et ils puissent retrouver un foyer dans lequel s'épanouir à nouveau.

Chercheuse au Centre interfacultaire en droits de l’enfant, Christelle Molima vient de terminer une thèse qui s’intéresse à un élément particulier de ce long processus: la prise en charge judiciaire des victimes que les enfants soldats ont laissées sur leur passage au cours de leur participation aux activités des forces ou des groupes armés. «C'est un débat qui a été véritablement engagé au début des années 2000, avec le cas de la Sierra Leone où les enfants soldats ont été décrit-es comme des bêtes qui tuaient sans vergogne la population civile, explique Christelle Molima. Après la guerre, le nouveau gouvernement a exigé que ces enfants soient poursuivi-es pénalement et sanctionné-es. À l'heure actuelle, il n'existe pas de consensus sur la réponse judiciaire à donner face à cette réalité, en particulier pour assurer la réparation des préjudices subis par les victimes.»

 

Au cours du processus de réinsertion, les enfants soldats sont généralement ramené-es dans des communautés où elles/ils ont pu faire des victimes. «Les travaux d’anthropologues menés dans des contextes de conflit armé montrent que ces enfants sont exposé-es à des violations ultérieures de leurs droits quand la réinsertion a lieu sans que la question de la responsabilisation ait été posée, raconte la chercheuse. Elles et ils sont ostracisé-es, parfois obligé-es de partir s’installer ailleurs, voire tué-es. J’ai cherché à savoir s’il existait, dans la pratique judiciaire, un espace d'expression de la fluidité du statut d’enfant soldat, à la fois victime et auteur-e de crimes de guerre.» Christelle Molima a déterminé trois types de postures qui peuvent être convoquées en droit international. En premier, celle de la victimisation, qui fait de l’enfant soldat exclusivement une victime. «Cette solution se focalise sur l’enfant, sur sa réintégration et sur la nécessité d’en refaire un être humain, précise la chercheuse. C’est la voie qui est la plus utilisée, mais elle a l’inconvénient d’homogénéiser la catégorie des enfants soldats et de considérer le discernement comme un critère objectif.»

La deuxième catégorie s’articule autour de la posture de responsabilisation. Plus récente, elle ouvre une porte à l’intégration des victimes. «Cette voie envisage de penser d’abord l’enfant en tant qu’individu qui peut répondre de ses actes, ce qu’aucune convention de droit international n’interdit. Toutefois, les acteurs/trices de la protection de l’enfance considèrent que les enfants soldats ne devraient pas passer par une deuxième victimisation, qui est celle du procès.» Enfin, la posture de restauration se focalise sur l’enfant, mais aussi sur sa victime en recourant à des mécanismes de justice restaurative. «Cette proposition reste très théorique, elle est encore peu implémentée aujourd’hui», précise Christelle Molima.

Les Principes de Paris – adoptés en 2007 et qui constituent depuis l’instrument principal pour organiser la sortie de l’enfant des forces ou groupes armés au niveau international – proposent de recourir à des modèles restauratifs ou de passer par des procès ou d’autres formes de responsabilisation adaptées à la situation de l’enfant en conflit avec la loi. Cela dit, dans la pratique, l’enfant soldat est encore le plus souvent considéré comme une victime. «Il n’existe qu’un seul discours au niveau des institutions, ce qui signifie que tous les mécanismes proposés par les Principes de Paris ne sont pas mobilisés par les acteurs/trices de terrain, relève la scientifique. J’ai toutefois pu constater que les tribunaux pour enfants de deux provinces de l’est de la RDC pratiquaient une posture alternative: l’enfant est vu à la fois comme un être qui peut être responsabilisé pour les crimes qu’il a commis, mais aussi comme un-e délinquant-e "particulier-ère" en raison des vicissitudes qu’elle ou il a connues au cours de son existence. Il ne passe ainsi pas par les mêmes processus que les enfants accusé-es de délits de droit commun. Après avoir assuré sa responsabilisation, les juges accompagnent l’enfant soldat dans le processus de réinsertion afin de s’assurer que la restauration des liens familiaux et communautaires a bien lieu. Cette solution a l’avantage de combler les lacunes des autres voies en proposant des mécanismes adaptés à chaque enfant en fonction de son parcours et en lui permettant, à terme, de se réinsérer au sein de sa communauté.»

Pour terminer sa thèse, Christelle Molima s’est penchée sur les conséquences de cette interprétation des droits humains par les acteurs/trices judiciaires. Pour elle, les institutions sont marquées par une vision unique de l’enfant soldat qui empêche d’autres perspectives d’émerger et crée par conséquent des discriminations dans la prise en charge des enfants affecté-es par les conflits armés. Ainsi, la scientifique compte poursuivre des travaux sur la manière dont les dispositifs judiciaires peuvent être refaçonnés afin d’intégrer d’autres interprétations.

 

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