16 décembre 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

«L’Union européenne est avant tout une union de valeurs partagées»

Un groupe d’étudiant-es de dix universités européennes, dont l’UNIGE, a rédigé un rapport dans lequel elles et ils présentent leur vision de l’Europe et leurs propositions pour avancer dans le processus d’intégration.

 

 

imageCouv-J.jpg


Ces dernières années, le Brexit et la crise sanitaire ont testé la solidité des institutions européennes. Le moment était donc bien choisi pour prendre le pouls de la jeunesse estudiantine européenne sur le processus d’intégration et les défis qui l’attendent. L’occasion d’une consultation s’est présentée en 2019, dans le cadre des manifestations marquant le centenaire de la Société des membres de la Légion d’honneur (SMLH) qui prévoyaient une réflexion sur l’Europe et l’avenir des jeunes. L’Université de Genève et l’Université Bocconi à Milan, ont pris en main la concrétisation de ce projet qui a mobilisé, après sélection, 36 étudiant-es de master provenant de dix universités européennes, dont l’UNIGE. Coordonnée par Frédéric Esposito, directeur du BARI au Global Studies Institute de l’UNIGE, et Carlo Altomonte professeur associé à l’Université Bocconi, cette initiative a débouché sur la rédaction d’un rapport qui vient de faire l’objet d’une publication1. L’éclairage de Frédéric Esposito sur ce projet et sa méthodologie.

 

Le Journal: Comment avez-vous travaillé avec ces étudiant-es?
Frédéric Esposito: Nous leur avions proposé deux angles d’attaque. D’une part, réfléchir à ce qu’aurait été l’Europe sans l’Union européenne (UE), pour faire écho au Brexit et mettre en avant les réalisations les plus importantes de l’UE à leurs yeux. D’autre part, identifier les défis auxquels doit faire face l’Union aujourd’hui. Nous avons commencé par discuter de ces questions lors de session plénières afin qu’elles et ils définissent un certain nombre de thématiques et d’enjeux qui leur semblaient significatifs. Des groupes ont ensuite été constitués autour de ces grand axes. Leurs membres ont rédigé des textes qui ont fait l’objet de discussions et qui ont servi de base au rapport final. Mon rôle comme celui de mon collègue de la Bocconi a été de leur suggérer des lectures et de rediscuter leurs arguments. J’ai ensuite retravaillé le manuscrit avec l’équipe de l’éditeur Pierre-Marcel Favre en respectant le point de vue des étudiantes et étudiants. Le livre a fait l’objet d’une présentation en novembre au Palais Farnèse à Rome, siège de l’ambassade de France, en présence de quelques étudiant-es et de membres de la Légion d’honneur, dont d’anciens présidents, ministres et membres de la Commission européenne. C’était d’ailleurs la première fois que nous nous retrouvions car le projet s’est déroulé en ligne exclusivement.

Y a-t-il eu des divergences entre les étudiant-es ou sont-elles/ils parvenu-es facilement à des positions communes?
L’unanimité a prévalu pour affirmer que l’UE est avant tout une union de valeurs partagées. Pour cette génération, les enjeux de solidarité, de coopération, de droits humains ou d’égalité ne souffrent d’aucune discussion, alors que ces valeurs faisaient, il y a vingt ans, l’objet d’âpres débats parmi les européanistes. C’est très frappant et très réjouissant. Face à la montée des nationalismes, ces jeunes perçoivent l’UE non pas comme une broyeuse d’identité mais comme une protectrice de ces valeurs. Cependant, leurs avis ont divergé sur la question des réformes institutionnelles, et notamment sur la proposition d’élire un-e président-e commun-e entre le Conseil de l’UE et la Commission européenne. Ces deux entités permettent en effet de concilier les intérêts communautaires et ceux des États membres, un point très délicat dans l’architecture institutionnelle de l’UE.

Quel bilan dressent-elles/ils des réalisations de l’UE?
Ces étudiant-es ne posent pas la question en termes de coûts et de bénéfices, comme on le fait presque toujours en Suisse. Elles/ils ont une vision méta-institutionnelle ou méta-politique, qui dépasse le cadre national. À leurs yeux, l’Europe constitue une forme de grand État providence doté d’un filet social qui évite, en temps de crise, que tout ne se disloque. C’est peut-être la première génération qui a une conscience aussi aiguë d’un destin européen commun.

Sur la question de l’élargissement, elles/ils affichent pourtant un certain pessimisme…
Les jeunes estiment que l’Union doit d’abord consolider ses acquis. Le Brexit a sonné comme une alarme, montrant qu’un État n’a pas été entendu ou s’est trouvé en porte-à-faux avec les valeurs européennes, jusqu’au point de rupture. Avant le Brexit, l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale, entre 2005 et 2007, a également eu un coût politique très élevé, dont l’UE paie encore le prix aujourd’hui. Cette intégration est loin d’être aboutie, on le constate dans des pays comme la Hongrie ou la Pologne, dont les populations manifestent des sentiments anti-européens alors qu’elles sont parmi celles qui bénéficient le plus de l’aide de l’Union. La position des étudiant-es s’explique donc par la crainte d’un élargissement mal maîtrisé qui entraînerait une dilution des valeurs de solidarité auxquelles elles/ils sont très attaché-es.

Au final que retenez-vous de cette expérience?
L’analyse de ces jeunes est à la fois réaliste et optimiste. Leur regard n’est ni désabusé ni candide. Leur vision de l’Europe est intéressante et dynamique. C’est d’autant plus remarquable que leurs profils d’études sont assez différents. Elles/ils ne s’étaient jamais rencontré-es avant ce projet et elles/ils se sont néanmoins retrouvé-es sur des idées et des propositions communes. Elles/ils souhaitent d’ailleurs continuer ce projet et servir de mentors aux étudiant-es nouvellement diplômé-es. D’un point de vue pédagogique, c’est très stimulant d’amener des étudiantes et étudiants de master à faire le pont entre une réflexion plus théorique sur les enjeux européens avec des solutions institutionnelles plus concrètes. C’est aussi dans cet esprit qu’une rencontre, plusieurs fois reprogrammée à cause du covid, est prévue avec des eurodéputés au Parlement européen en début d’année prochaine Cette dynamique est vraiment réjouissante dans le contexte assez morose qui prédomine aujourd’hui.

1 «Quel futur pour l’Europe? Regards croisés de jeunes Européens», sous la direction de Carlo Altomonte et de Frédéric Esposito, Éditions Favre, 2021

 

 

Analyse