Le Journal: Pourquoi est-il illusoire de vouloir abolir le travail des enfants?
Karl Hanson: Les faits sont têtus. Malgré l’interdiction aujourd’hui en vigueur, des dizaines de millions d’enfants continuent à travailler dans le monde. Est-ce qu’il ne serait pas temps d’inverser la question et de se demander pourquoi on entretient cette forme de pensée magique selon laquelle on va éradiquer le travail des enfants parce qu’on en a la volonté? Une des réponses tient à la définition qu’on en donne et aux images véhiculées. Les personnes qui militent pour l’abolition avancent systématiquement les cas les plus extrêmes d’exploitation: des enfants travaillant dans des mines, enchaîné-es. Ces situations sont évidemment intolérables mais elles ne sont pas représentatives. Quand on observe le phénomène de manière plus empirique, ce sont des activités la plupart du temps relativement banales: des enfants qui, avant, après ou parfois pendant l’école, vont vendre dans la rue ou qui travaillent dans les champs. Il faut également interroger l’opposition très nette établie entre l’école et le travail. À y regarder de près, cette distinction me paraît peu convaincante.
Pour quelles raisons?
L’école, comme le travail, fait partie intégrante de l’économie. Le degré de complexité atteint par les sociétés industrielles et post-industrielles réclame des emplois qualifiés, ce qui passe par un investissement massif dans la formation. La valorisation de l’école ne répond donc pas uniquement à des intentions morales et humanitaires. Par ailleurs, certaines formes de travail non rémunérées sont tolérées voire encouragées, comme le travail domestique (care work). La critique féministe a mis en avant cet aspect. Des millions de femmes s’occupent de tâches de care, tout en étant exclues des données économiques. Dans ce cas, comme pour le travail des enfants, c’est la non-reconnaissance du travail produit qui pose le plus problème. La société valorise en effet énormément le travail. Celui-ci permet d’abord d’obtenir un revenu. Mais il assure en outre une position dans la société et procure un sentiment de dignité. Pourquoi ce qui est tellement convoité chez les adultes est-il considéré comme une calamité lorsqu’il s’agit des enfants? Toute forme de travail demande à être reconnue et encadrée pour éviter l’exploitation. L’approche, selon moi, est la même qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants.
Généralement, on considère toutefois que l’enfant est différent, n'ayant pas la compétence de décider en toute connaissance de causes ce qui est bien pour elle ou pour lui?
Ce schéma, où quelqu’un d’autre décide à votre place, s’appelle le paternalisme. Or celui-ci n'est pas seulement problématique sur le plan éthique, il s’avère en plus rarement efficace. On peut faire une analogie avec la politique en matière de drogue. Les décennies consacrées à la stigmatisation et à la répression n’ont pas abouti à faire diminuer la consommation, mais plutôt à renforcer le pouvoir des trafiquants. En interdisant le travail des enfants, on se prive des moyens de le réguler et de mettre en place des mesures efficaces de protection contre l’exploitation. On pousse ces enfants, dont le travail est nécessaire à la survie de leur famille, vers des situations qui échappent à toute forme de contrôle.
Quelle est l’attitude des syndicats sur ce point?
Ils soutiennent malheureusement une position souvent protectionniste. Ils s’opposent historiquement au travail des enfants pour des raisons de concurrence, beaucoup plus que par souci de les protéger. Dans les années 1930, des voix s’élèvent en Grande -Bretagne pour le rendre illégal, mais uniquement en Grande-Bretagne, peu importe ce qui se passe dans les colonies. Dans les années 1990, les États-Unis ont cherché à interdire l’importation de produits liés au travail des enfants dans des pays en développement. Le parti démocrate et les syndicats soutenaient cette mesure considérée comme progressiste. Mais il s’agissait aussi de protéger des emplois américains. La plupart des démarches entreprises par des syndicats d’enfants travailleurs, dans des pays comme l’Inde ou la Bolivie, pour approcher les syndicats d’adultes et accéder à une meilleure reconnaissance se sont d’ailleurs soldées par des échecs.
L’avis des enfants qui travaillent est-il écouté?
Très peu. Dans le cadre d'un projet de recherche financé par le FNS, nous nous sommes intéressés à leurs revendications. Les deux chercheurs qui ont fait leur thèse sur ce sujet, Edward Van Dallen et Nicolas Mabillard, ont assisté à une conférence organisée en Argentine, en 2017, par l’Organisation internationale du travail sur l’éradication durable du travail des enfants. Des mouvements d’enfants travailleurs/euses ont demandé à pouvoir accéder à la salle des discussions, en faisant valoir leur intérêt plutôt légitime sur la question. Mais cela leur a été refusé pour des motifs de sécurité. C’était un prétexte. Cet exemple met une fois de plus en évidence le paradoxe de la position abolitionniste qui conduit à réduire au silence les principaux concernés.
Votre point de vue trouve-t-il un écho auprès des agences internationales?
C’est compliqué. Les personnes de terrain ont généralement une approche pragmatique. Par contre, la position des instances dirigeantes et celle des États se sont plutôt rigidifiées au cours de ces vingt dernières années. Qui voudrait s’opposer à l’élimination du travail des enfants? La difficulté est que, posée en ces termes, la problématique est biaisée. On ne vise pas à être efficace mais à satisfaire une profession de foi. La réalité c’est que de nombreux/euses enfants, surtout dans les pays du Sud, revendiquent leur droit à travailler dans des conditions dignes. Ils et elles s’organisent et, de plus en plus, cherchent à combiner travail et formation. On devrait les écouter et œuvrer prioritairement à améliorer leur situation socio-économique, en leur offrant les mêmes droits qu’aux adultes, à commencer par le droit à la formation et à un salaire décent.
POUR EN SAVOIR PLUS
«Empower and protect, rather than prohibit: a better approach to child work», contribution publiée sous la direction d'Edward van Daalen et Mohammed Al-Rozzi sur le site Open Democracy