7 décembre 2022 - Jacques Erard

 

Analyse

La corruption, ce poison qui érode la confiance accordée aux institutions

Au bénéfice d’un Advanced Grant du FNS, une équipe de chercheuses et chercheurs de l’UNIGE explorera ces prochaines années les phénomènes liés à la corruption dans les régimes politiques autoritaires ou semi-autoritaires ainsi que dans les organismes non étatiques.

 

 

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Des manifestants interpellent des policiers à Ulaanbaatar en Mongolie, le lundi 5 décembre 2022, lors d’un rassemblement pour dénoncer des allégations de corruption liée au commerce du charbon entre la Mongolie et la Chine. Les manifestants exigent le renvoi des fonctionnaires impliqués dans le scandale. Photo: Keystone/AP Photo/Alexander Nikolskiy


Chaque année le 9 décembre, l’ONU saisit l’occasion de la Journée internationale de lutte contre la corruption pour mettre l’accent sur un phénomène qui est parfois à ce point inscrit dans la pratique courante qu’il peut sembler immuable. La corruption agit pourtant comme un poison, qui mine les sociétés à l’échelle mondiale et érode la confiance accordée aux institutions. Heureusement, elle suscite aussi l’activisme d’acteurs/trices locaux-ales, comme au Kurdistan irakien où, avec l’aide du Programme des Nations unies pour le développement et de l’Union européenne, une hot-line vient d’être mise en place pour enregistrer, de manière anonyme, les plaintes de citoyen-nes victimes ou témoins d’actes de corruption. La lutte contre cette pratique passe également par l’établissement d’un cadre théorique permettant d’appréhender le phénomène dans sa globalité et sa complexité.

Professeure au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société), Emanuela Ceva a réuni une équipe de chercheurs/euses pour contribuer à cet effort. Leur projet, intitulé «The margins of corruption», a reçu en 2022 un Advanced Grant du Fonds national suisse (FNS). Financé sur une durée de cinq ans, il s’inscrit dans la continuité de travaux menés par la professeure Ceva et réunis dans l’ouvrage Political corruption: the internal enemy of public institutions (en collaboration avec Maria Paola Ferretti, professeure à la Goethe-University de Francfort). Il devrait par ailleurs déboucher sur la création d’un centre international d’étude de la corruption à l’UNIGE. «Ce sera la première entité de ce type en Europe», précise Emanuela Ceva. Entretien.

 

e-ceva.jpgLe Journal: Comment expliquer que la corruption soit aussi répandue?
Emanuela Ceva: Quelle que soit la solidité d’une institution, la corruption est toujours susceptible de s’y insinuer. Chaque fois qu’une personne utilise le pouvoir que lui confère sa fonction pour poursuivre un agenda incohérent avec la raison d'être de l'institution pour laquelle elle/il travaille, celle-ci est affaiblie. Cela concerne aussi bien les cas de pots-de-vin, la perception d’avantages personnels, que des formes plus subtiles de clientélisme et de captation de l’État. À cet égard, le dispositif d’alerte mis en place au Kurdistan irakien est très intéressant car il fait appel à la vigilance des citoyen-nes en les plaçant dans une position où elles/ils sont co-responsable du bon fonctionnement des institutions. Il s’attaque ainsi à la corruption en tant que pratique d’un point de vue éthique et pas uniquement sur le plan juridique.

Le recours aux pots-de-vin ou au clientélisme n’est-il pas également dû au fait que, dans certains pays, les employé-es de la fonction publique sont insuffisamment payé-es?
Il est en effet crucial d’étudier la corruption non seulement en tant que telle mais également comme la manifestation d’autres problèmes. C’est sa fonction heuristique. Elle est souvent le symptôme de dysfonctionnements structurels profonds au sein de la société.

Votre projet porte sur les marges de la corruption. Qu’entendez-vous par là?
Jusqu’ici, je me suis surtout intéressée au cœur du phénomène, à savoir l’absence de comptes à rendre au sein d’institutions publiques conduisant à des abus de pouvoir dans des institutions publiques démocratiques. Avec cette recherche, nous souhaitons élargir la focale et considérer ce qui se passe lorsqu’on s’éloigne de cette définition centrale. Nous allons nous intéresser à des institutions non publiques comme les organismes à but non lucratif ou des entreprises privées. Par ailleurs, nous voulons examiner dans quelle mesure la corruption dans des régimes autoritaires ou hybrides prend un sens différent qu’en démocratie, à travers les cas de la Hongrie et de la Turquie.

Une entreprise privée n’ayant pas d’autre mandat que de faire du profit peut-elle se rendre coupable de corruption?
C’est une possibilité. Si, dans le cadre de mon enseignement dans une université publique, je me mets à diffuser de la propagande pour mon parti politique, j’utilise le pouvoir associé à ma fonction pour servir des intérêts qui ne correspondent pas au mandat de l’université, qui serait plutôt de développer chez les étudiant-es un esprit critique. Qu’en est-il si je travaille pour une institution académique privée financée par un groupe religieux? Suis-je en droit d’inciter les étudiant-es à soutenir les partis qui promeuvent les préceptes de cette religion? De même, supposons qu’un hôpital privé administre exclusivement des médicaments produits par une firme qui participe à son financement. De tels agissements pourraient apparaître non condamnables, mais en même temps l’exercice de la médecine est conditionné, tant dans les établissements publics que privés, au respect d’un cadre éthique qui oblige les médecins à prodiguer le meilleur traitement à disposition et non pas celui recommandé par telle ou telle entreprise pharmaceutique.

Comment allez-vous collecter des données dans un domaine occulte par définition?
Nous avons prévu de nous rendre en Hongrie, tout en collaborant également avec des universitaires turcs. Nous aborderons la question de manière indirecte. Nous procéderons par exemple à une analyse qualitative des réponses qui nous seront fournies, afin d’examiner si les mots et les expressions employés en lien avec des déficits de responsabilité de fonction appartiennent à la sémantique de la corruption.


 

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