19 novembre 2025 - Yann Bernardinelli
«On peut presque parler d’un droit de désinformer»
La Suisse ne dispose d’aucune loi spécifique encadrant les grandes plateformes numériques. Un texte en consultation vise à renforcer la transparence et le droit des internautes.

Yaniv Benhamou. Image: DR
Les réseaux sociaux ont profondément redéfini l’accès à l’information. En 2024, environ 75% de la population suisse les utilisait quotidiennement, soit près de 6,6 millions de personnes selon les données du rapport Digital 2024 suisse. Leur portée rivalise désormais avec celle des grands médias publics, notamment auprès des moins de 35 ans. Plus de 40% des jeunes de moins de 25 ans disent ainsi s’informer principalement via Instagram, TikTok ou YouTube, contre 15% dix ans plus tôt. Cette bascule ne va pas sans poser de questions dans la mesure où ces plateformes ne sont soumises à aucune obligation équivalente à celles des médias publics comme la radio et la télévision. Un décalage qui crée un vide juridique dangereux pour la démocratie, que le projet suisse de loi sur les plateformes (LPCom) entend combler. Explications avec Yaniv Benhamou, professeur en droit du numérique et de l’information à l’UNIGE, directeur du Digital Law Center (DLC) et membre de l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radiotélévision (AIEP).
Des plateformes dépourvues d’obligations
Malgré leur influence et leur portée grandissantes, les géants du numérique ne sont pas considérés comme des médias publics par la loi suisse. Ils ne sont dès lors tenus ni d’offrir un droit de réponse ni de garantir la pluralité des opinions et encore moins d’assurer une objectivité minimale des contenus, comme se doivent de le faire les médias traditionnels suisses. Et ce, malgré le fait que les discours de haine, la désinformation et les fake news envahissent de plus en plus les contenus des plateformes et que la grande majorité des influenceurs et influenceuses avouent ne pas vérifier la véracité des propos rapportés. Pour Yaniv Benhamou, cette absence de statut crée un fossé clair entre les obligations des médias sous concession publique, comme la SSR, et les plateformes numériques. Le cadre qui régit ces dernières repose en effet uniquement sur des conditions générales qui doivent être acceptées par les utilisateurs et utilisatrices, sans qu’ils et elles ne puissent les négocier d’une manière ou d’une autre. Selon Yaniv Benhamou, il s’agit là d’une véritable «contractualisation de la liberté d’expression», dans laquelle la plateforme numérique définit elle-même ce qui est admissible ou non.
Les seuls contenus publiés sur ces plateformes soumis au droit suisse sont ceux qui sont interdits par le droit commun, tels que les atteintes à la personnalité, les insultes ou les discours haineux. Aucune loi n’oblige donc les plateformes numériques à intervenir sur la désinformation ou à garantir la liberté d’expression. Selon Yaniv Benhamou, cela laisse une «marge de manœuvre presque totale» aux entreprises de la tech comme Google ou Meta, au point de créer «une permissivité inquiétante face aux risques de manipulation de l’information qui fait qu’on peut presque parler d’un droit de désinformer».
La transparence comme projet de loi
Pour tenter de combler cette lacune, la Confédération met en consultation une loi inspirée du Digital Service Act européen. Moins détaillé et restrictif, le projet de loi suisse s’attache surtout à renforcer la transparence des plateformes. Il prévoit notamment que celles-ci rendent visible le financement des publicités ou expliquent le fonctionnement des systèmes de recommandation. Le texte renforce aussi les droits des internautes avec un mécanisme de signalement et de retrait des contenus illicites, assorti de la possibilité de demander un réexamen indépendant. Ce qui constitue une innovation importante, puisque la plateforme devra dès lors justifier ses décisions et permettre une révision externe.
Le projet de loi ne prévoit pas de confier cet arbitrage à une instance de recours étatique, comme l’AIEP, mais envisage de certifier des organismes privés auxquels cette tâche sera dévolue. Aux yeux de Yaniv Benhamou, ce choix s’inscrit dans une logique de corégulation permettant de déléguer une partie du travail tout en conservant une surveillance étatique indirecte. La Suisse, qui accuse deux ans de retard sur l’Europe en la matière, avance néanmoins «avec prudence» dans ce domaine. Une frilosité explicable par le contexte international et notamment par l’hostilité des États-Unis face à toute tentative de régulation.
Le rôle toujours plus important des médias publics
Alors que les plateformes numériques deviennent les principales sources d’information et qu’elles sont de plus en plus biaisées, «le rôle et le contrôle des médias publics suisses sont plus pertinents que jamais, souligne Yaniv Benhamou. Car des sources d’information fiables se doivent de perdurer.» C’est le rôle de l’AIEP, qui vérifie notamment deux obligations fondamentales: la pluralité des opinions et le respect de l’objectivité. Le premier principe impose aux médias de représenter équitablement les diversités politiques et de points de vue, surtout en période de votation, afin de garantir la libre formation de l’opinion du public. Le second les oblige à refléter les faits de la manière la plus fidèle possible, à les distinguer clairement des opinions et à vérifier les informations. Yaniv Benhamou cite en exemple un cas traité par l’AIEP. «Nous avons reçu des plaintes de climatosceptiques reprochant à la RTS de trop insister sur la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique. L’AIEP a conclu que la RTS respectait l’objectivité, puisque l’immense majorité des études scientifiques, soit 99%, converge vers cette position.»
En 2024, l’AIEP a traité 45 plaintes, soit environ 5% de l’ensemble des 1000 qui sont déposées en Suisse. «Les plaintes doivent en effet obligatoirement passer par une étape de médiation avant de parvenir à notre autorité.» Elles sont en hausse progressive depuis 2022. Cela s’explique notamment par le fait que l’AIEP tranche désormais aussi la modération des contenus en ligne et la liberté d’expression des internautes en cas de suppression de commentaires ou de blocage de comptes. Yaniv Benhamou conclut en gageant que «le faible encadrement actuel des plateformes aura pour effet de renforcer la confiance du public envers des médias publics fiables et transparents».
LES MÉDIAS SUISSES ET LES RÉSEAUX SOCIAUX À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE: RÔLE ET SURVEILLANCE DE L’AIEP
Conférence de Yaniv Benhamou, professeur en droit du numérique et de l’information (Faculté de droit), directeur du Digital Law Center et membre de l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radiotélévision (AIEP)
Lundi 24 novembre | 19h | SSR Vaud, Lausanne