3 juin 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

Gênes 2018: autopsie d’un pont

Dans son dernier ouvrage, Cyrille Simonnet, architecte et professeur honoraire de l’UNIGE, revient sur l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018 et livre son diagnostic sur les raisons ayant conduit au drame.

 

 

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Viaduc sur la Polcevera. Vue depuis le nord-ouest sur les trois pylônes à haubans et les bretelles de raccordement vers Gênes et Milan.


Gênes, 14 août 2018, 11h36, le pylône n° 9 du pont Morandi s’effondre, entraînant la mort de 43 personnes. Stupeur – il s’agit d’un des viaducs les plus imposants du réseau autoroutier européen, sur un tronçon nord-sud historiquement très fréquenté – puis très vite, un questionnement. Des négligences sont pointées du doigt, comme dans le cas du naufrage du Costa-Concordia en 2012 ou celui, tout récent, de la chute d’un téléphérique à Stresa.

 

À de nombreux égards, cette explication est toutefois un peu courte. Qu’en est-il de la conception de l’ouvrage, de la technologie mise en œuvre dans sa construction et de son articulation avec l’environnement géographique si particulier du paysage génois? De leur côté, quel risque les usagers de la route sont-ils prêts à prendre pour raccourcir leurs déplacements?

Professeur honoraire de l’UNIGE, Cyrille Simonnet consacre à la tragédie de Gênes son dernier ouvrage, Morandi à Gênes, autopsie d’un pont, pour lequel il a reçu le Prix du livre d’architecture 2020 de l’Académie d’architecture. Loin d’appâter le/la lecteur/trice à coup de révélations techniques sur les origines du drame, il propose plutôt une réflexion, à la fois dense et accessible au non-spécialiste, sur la nature de l’ouvrage – un des fleurons des technologies du béton armé au moment de sa construction dans les années 1960 –, sur sa symbolique et la notion de risque dans une société hyper-soucieuse de sécurité. À travers cette mise en contexte, accompagnée d’une très riche iconographie, l’auteur parvient à donner de la profondeur à la catastrophe.

Il commence par rendre justice au viaduc sur la Polcevera et à son auteur, Riccardo Morandi, né en 1902, mort en 1989, et figure majeure de l’ingénierie italienne «parcourant le XXe siècle comme on traverse un fleuve». Difficile de douter des états de service  d’un homme qui mène sa carrière avec «la rectitude d’un sillon» et enchaîne les réalisations importantes. Très tôt familiarisé avec l’emploi du béton armé, qui devient sa passion exclusive, il dessine en 1934 une église tout en ciment dans le sud de l’Italie, puis des salles de cinéma, des entrepôts industriels, des habitations. Son premier pont est érigé en 1945. Il dépose plusieurs brevets pour des améliorations de la technique du béton précontraint, qui consiste à canaliser les efforts internes d’une voûte ou d’une poutre en flexion grâce à des câbles fichés à l’intérieur ou à l’extérieur du béton. Sa notoriété dépasse bientôt les frontières de la Péninsule. En 1957, il s’attaque à la réalisation d’un pont-viaduc sur la lagune de Maracaibo au Venezuela, la construction en béton précontraint la plus importante de l’époque, puis il intervient en Libye sur le Wadi al Kuf. Le pont sur la Polcevera, inauguré en 1967, s’insère dans cette séquence majeure et consacre ce qu’il est désormais convenu d’appeler le style Morandi: le recours à des piles obliques, en forme de V ou de Y, reconnaissables à leur silhouette fine dessinant «un brutalisme plein de civilité».

 

General_Rafael_Urdaneta_Bridge_view_from_the_lake_to_Cabimas_side.jpgPont Général Rafael Urdaneta sur le lac Maracaibo au Venezuela. Photo: DR

Cyrille Simonnet s’intéresse ensuite à l’insertion du pont à la fois dans le territoire et dans l’imaginaire. Le pont est essentiellement un artifice permettant le franchissement d’un obstacle, il transgresse la géographie d’un paysage en assurant la continuité d’un chemin ou d’une route, «un point de soudure dans le maillage autoroutier». Souvent invisible à l’automobiliste qui l’emprunte, il participe à l’effort de vitesse qui s’impose dès l’avènement du chemin de fer au XIXe siècle, époque où les grands ponts ferrés deviennent l’emblème du capitalisme industriel naissant.

Réinventé un siècle plus tard grâce à la révolution du béton armé et au développement du réseau routier, le pont s’impose comme un marqueur de modernité et de dynamisme économique apte à fluidifier le trafic automobile à l’échelle d’un pays, puis d’un continent. Parce qu’il relie des espaces auparavant séparés, il transforme le lieu dans lequel il s’inscrit. Le pont sur la Polcevera magnifie cette intervention dans le paysage. De sa haute stature, surplombant un espace aux fonctions imprécises – le chaos périurbain de Gênes, une rivière, un chemin de fer, des habitations, des parcelles agricoles – le viaduc et ses trois pylônes totem à l’entrée ouest de la ville ne donnent rien d’autre à voir que leur imposante simplicité.

 

morandi-2.jpgPont sur la Polcevera, 1960-67. Photo: Arno Hammacher

Abordant finalement les raisons de la catastrophe, l’architecte établit un diagnostic lucide à partir de données factuelles, les pathologies connues du matériau et les pressions que lui imposent son usage dans le temps. Le pont a l’obligation de ne pas s’écrouler. Cela représente pour l’ingénierie un défi de taille mais pas impossible à relever. Dans sa structure mathématique et géométrique, l’ouvrage exclut effectivement le risque d’accident. D’autres facteurs interviennent cependant. À commencer par les conditions particulières des chantiers d’ouvrages de génie civil, leur itinérance, le travail du béton armé, effectué en plein air sous la menace des intempéries. La beauté du matériau, ses taches, ses petits défauts, éclaboussures et zébrures racontent cette hétérogénéité des conditions de construction. La cohérence mathématique de l’ouvrage compose nécessairement avec cette «gestuelle éparpillée du travail en chantier». Et dans cette relation s’immisce le risque.

Mais la donnée prépondérante est sans aucun doute l’usage et l’usure du matériau. «Avec ses 80'000 véhicules par jour, le viaduc est en convulsion permanente depuis plus de cinquante ans», relève Cyrille Simonnet. Avec le temps, des phénomènes de déformation ou de torsion peuvent apparaître dans la structure. Comme en médecine, certaines pathologies du béton sont recensées et analysées en détail. L’une d’elles s’avère plus difficile à déceler: les fissures. À l’instar du cholestérol, il en existe de bonnes, qui contribuent à la stabilité de l’ouvrage, et des mauvaises qui le fragilisent. Or une fissure n’est pas seulement une ride, mais une prise d’eau et de gel potentielle, avec à la clé un risque d’oxydation. Pour ces différentes raisons, les constructions en béton privilégient des structures hyperstatiques et multiplient les coefficients de sécurité et de contrôle.

La cause matérielle du drame reconnue aujourd’hui, la rouille, combine ces différents paramètres en soulignant la complexité du diagnostic (70% des pathologies du béton armé sont dues à la corrosion). Le phénomène était connu de Riccardo Morandi qui, dès 1977, s’inquiétait de l’état du pont de Gênes et réclamait, souvent en vain, une maintenance plus attentive. Le phénomène n’est d’ailleurs pas circonscrit à l’Italie. En Europe comme aux États-Unis, les grandes infrastructures datent pour la plupart de la seconde moitié du XXe siècle. Et certaines d’entre elles présentent aujourd’hui un état d’usure alarmant, constate Cyrille Simonnet.

 

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Riccardo Morandi (2e depuis la droite) présente la maquette du pont sur la Polcevera au président italien Giuseppe Saragat en septembre 1967. Photo: DR

Des années après la mort de l’ingénieur Morandi, des manquements dans la gestion des contrôles par l’entreprise concessionnaire du réseau autoroutier, Autostrade per l’Italia (Aspi), continuent d’être dénoncés. Quelques chiffres viennent étayer ces accusations: avant leur privatisation en 1999, les sociétés concessionnaires d’autoroutes injectaient en moyenne 1,5 million d’euros par an pour la maintenance des ouvrages d’art. Depuis, Aspi n’y aurait pas consacré plus de 23'000 euros par an, tout en engrangeant des milliards d’euros de bénéfices.

Cyrille Simonnet
Morandi à Gênes. Autopsie d'un pont
Éditions Parenthèses, 2019

 

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