29 avril 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

«Aucune religion
n’est tombée du ciel»

Dans son dernier ouvrage, l’historien des religions Philippe Borgeaud, professeur honoraire de la Faculté des lettres, reconstitue les multiples enchevêtrements qui ont conduit à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de la religion. Pour le meilleur et pour le pire.

 

 

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Une vision mystérieuse, frontispice des Mœurs des sauvages amériquains, comparées aux mœurs des premiers temps, par le père Joseph-François Lafitau. BGE


Qu’est-ce que la religion? Pour tenter une réponse, il faut commencer par admettre que la plupart des religions du monde, hormis celles qui nous sont familières, demeurent incompréhensibles à nos yeux. Et cela pour une raison simple: les rites et les mythes ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes. On ne peut pas dire qu’ils servent à ceci ou à cela, si ce n’est à expliciter les usages et les conventions propres à une communauté culturelle et à rappeler leur importance. Mais qu’en est-il alors du mystère et de la transcendance? À travers le récit et l’analyse minutieuse de textes anciens, Philippe Borgeaud se propose de reprendre les choses depuis le début, sans appréhension ni a priori, pour dégager une compréhension du sacré n’excluant ni la malice ni l’ironie.

 

Le Journal: Dans quelles circonstances avez-vous décidé de vous consacrer à l’étude des religions?
Philippe Borgeaud
: C’était il y a très longtemps… J’ai découvert ce monde quand je devais avoir 16 ou 17 ans, à travers des lectures qu’il fallait avoir faites: Mircea Eliade et James George Frazer, parmi d’autres. Il s’agissait de livres qui traînaient sur la table de ma grand-mère, parce que mon père, en voyage, les avait laissés chez elle. J’ai très vite été passionné par le sujet, et je n’ai pas été découragé par mes enseignant-es qui partageaient mon intérêt.

 

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Philippe Borgeaud. Photo: DR

 

Les êtres humains ont très tôt, dites-vous, mis en place des systèmes de croyances, mais aussi des systèmes qui doutent d’eux-mêmes. En quoi le doute est-il constitutif du fait religieux?
Cela me paraît effectivement un aspect fondamental. Une religion est faite de dogmes, de croyances et de rites bien établis, mais aussi de doutes, parce que nous savons qu’il existe d’autres dogmes, d’autres religions et d’autres pratiques. Nous ne sommes pas seul-es au monde. Comment pouvons-nous dès lors être persuadé-es que notre religion est la bonne? Ce doute ouvre la porte à la réflexion sur nos propres pratiques. On le voit dans la mythologie. Si vous lisez L’Illiade et L’Odyssée et que vous regardez ce que font les déesses et les dieux, c’est assez amusant et étonnant.

Les divinités grecques doutent-elles?
Dans ce que nous appelons polythéisme, selon nos catégories, les dieux ne sont jamais tout-puissants. Ils sont nombreux, ils se disputent souvent et doivent se concilier les uns avec les autres. Les humains peuvent s’en amuser. Dans l’épopée mésopotamienne, on voit des divitnités paniquer parce que certains rites sacrificiels ont été abandonnés par les hommes.

Vous affirmez que les religions n’existent pas en tant que telles, si ce n’est dans la parole de celles et ceux qui s’en font les acteurs/trices et les adversaires. La notion de religion païenne, par exemple, est selon vous une invention du christianisme. Pourquoi?
Le christianisme introduit l’idée d’une vérité universelle qui se doit d’être diffusée. Il lui faut donc inventer la religion des autres. C’est ce que font, dès le XVIe siècle, les missionnaires envoyés dans les colonies. Ils y découvrent des pratiques incompréhensibles aux yeux d’un Européen, qu’ils s’attellent aussitôt à situer dans un cadre plus familier afin de démontrer qu’elles sont erronées. Le christianisme croit ainsi voir des religions en Chine, au Japon, en Inde, dans des cultures où cette notion n’existe pas. Cette propension à imposer une vérité universelle et à ramener l’autre à soi pose, en filigrane, la question du colonialisme.

Entre les différents récits religieux, il existe cependant des emprunts, des traductions, des distorsions. Au fond, les religions ne sont pas si éloignées les unes des autres qu’on pourrait le croire?
Mon professeur et prédécesseur à la Faculté des lettres, Jean Rudhardt, disait qu’il n’y a pas de religion qui ne soit une réforme. C’est très juste. Aucune religion n’est tombée du ciel, si j’ose dire. Même l’islam, qui s’affirme le plus comme une religion révélée, emprunte à l’Ancien Testament. A partir de là, il est tentant de s’approprier des récits empruntés à d’autres croyances en les adaptant à ses propres desseins. C’est ce que fait le Père Matteo Ricci, qui dirige la première mission jésuite en Chine à la fin du XVIe siècle. Il adapte une légende bouddhique situant l’arrivée du bouddhisme en Chine à la suite d’un rêve de l’empereur Mingdi, au Ier siècle de l’ère chrétienne, au cours duquel le Bouddha lui serait apparu. Dans un traité qu’il rédige lui-même en chinois, Matteo Ricci modifie ce récit. Selon lui, l’empereur n’aurait pas rêvé mais, ayant entendu parler du Christ sauveur de l'humanité, il aurait envoyé une ambassade en Occident pour en rapporter les écritures canoniques. Chemin faisant, cependant, les ambassadeurs se seraient égarés en Inde et en auraient rapporté par erreur les enseignements d’une secte idolâtre, le bouddhisme, elle-même inspirée de la tradition gréco-romaine.

Les croyant-es d’autres cultures sont donc des chrétien-nes égaré-es?
C’est ce que disent les pères de l’Église: l’âme est naturellement chrétienne. On est chrétien même avant le Christ. Pour expliquer l’existence d’autres croyances, il est possible d’invoquer l’oubli: éloignées géographiquement, certaines communautés humaines se sont éloignées de la vérité. Mais on peut aussi faire intervenir le diable, maître illusionniste qui persuade les hommes de voir ce qui n’est pas. Cette théorie de l’imitation diabolique est fondamentale pour le christianisme et a donné lieu à toute une littérature depuis la fin de l’Antiquité.

La religion de l’autre est toujours superstition, mais l’inverse est vrai aussi…
Toute religion implique une superstition. Il s’agit d’un couple indissociable. J’irais même plus loin: nous sommes superstitieux par nature, soyons-le donc sans remords! En ce sens, je ne suis pas anti-religieux. Nous adoptons toutes et tous des usages qui ne sont fondés sur aucune nécessité pratique mais auxquels nous tenons énormément. Cela commence par la coutume. Nous nous habillons d’une certaine façon et nous n’aurions pas l’idée de faire autrement, même si notre habillement peut paraître incongru aux yeux de personnes d’autres cultures, et inversement. Cela est vrai aussi de nos habitudes et tabous alimentaires, ainsi que de nos rituels. Mais il y a un soupçon, un doute: l’autre est toujours présent pour nous rappeler à quel point nos pratiques sont arbitraires.

La religion serait par conséquent au cœur de notre rapport à l’autre?
Si l’on considère la religion du point de vue de l’historien-ne, non pas comme une série d’entités finies que l’on peut étudier séparément les unes après les autres, mais en essayant d’en dégager le substrat, alors je dirais qu’elle est une réflexion sur la culture. La culture est quelque chose d’arbitraire et de conventionnel, de pluriel et de multiple. La religion est une réflexion sur ce caractère très particulier attaché à certaines de nos pratiques. Être religieux/euse, c’est être plus que pratiquant-e, c’est se poser des questions et adopter un certain détachement. Ce n’est pas une affaire de verticalité et de relation à une transcendance. La religion invente des choses qui ne servent à rien et qui nous captivent. C’est une dimension de l’ordre du jeu. Des psychologues ont étudié cette capacité qu’ont les enfants d’inventer des personnages imaginaires qu’ils ou elles prennent très au sérieux tout en sachant qu’ils n’existent pas.

Dans la dernière partie de votre livre, vous vous intéressez à la religion dans le contexte actuel. Vous dites que la connaissance implique une distance par rapport à la vérité. Qu’entendez-vous par là?
Cette distance est garante de notre liberté. Lorsqu’on devient croyant-e, elle s’amenuise un peu. Et lorsqu’elle disparaît entièrement, on verse dans l’intégrisme, avec les conséquences effroyables que l’on connaît aujourd’hui. Depuis l’Antiquité, ce discours se fait entendre: la cité humaine a besoin de règles cautionnées par un élément surnaturel. Mais il est tenu par des philosophes qui, de leur côté, ne se sentent pas obligés d’y croire. Les religieux de tous bords ont construit, autour de l’expression humaine du sacré, des architectures parfois admirables si l’on pense aux écrits de saint Thomas d’Aquin et d’autres. Varron, un savant et magistrat romain qui vit au premier siècle avant J.-C., affirme, quant à lui, qu’il est bon que le peuple croie des choses fausses. L’historien des religions n’a pas besoin de ce carcan, il veut être libre.

Philippe Borgeaud,
La pensée européenne des religions
Seuil éd. 2021, 239 p.

 

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