1er juin 2023 - Jacques Erard

 

Analyse

Comment les écrits de la Renaissance ont transformé le corps humain

Un colloque international apporte un éclairage interdisciplinaire sur la façon dont la modernité a renouvelé les représentations du corps et en a fait un sujet littéraire.

 

 

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Jacques Blachard, Saint Jérôme écrivant (c. 1631-32). Musée de Grenoble.

 

Où il y a des femmes et des hommes, il y a des corps. Mais chaque époque, chaque milieu social, religieux ou culturel en a développé ses propres représentations, d’où la nécessité d’en historiciser les multiples facettes. Depuis une quarantaine d’années, cet intérêt a été favorisé par l’essor de la microhistoire et l’attention portée aux individus qui, communément, ne font pas la «grande histoire». Les 8 et 9 juin, un colloque international réunira des historien-nes et des littéraires, afin d’offrir un large aperçu interdisciplinaire des travaux les plus récents sur la façon dont le corps est devenu un sujet de première importance dans les écrits de la Renaissance et de la période moderne. Il sera enrichi d’une conférence publique de Lyndal Roper, professeure à l’Université d’Oxford, et auteure d’une biographie best-seller de Martin Luther1. Son exposé est intitulé The Body of the Peasant and the Story of the Peasants’ War 1524-1526.

 

Le corps et les manières de l’améliorer, l’apparence physique et ses enjeux relatifs au statut social et à la discrimination alimentent aujourd’hui une grande part des discussions sur les réseaux sociaux, dans les entreprises ainsi que les institutions comme l’université, et jusque dans la rue à travers les manifestations Black Lives Matter ou en faveur de la diversité sexuelle et de l’égalité des genres. Mais le corps ne s’est pas toujours imposé en ces termes et de manière aussi universelle.

thumbnail_Profil_VHuber Kopie-J.jpgLa période moderne constitue à cet égard un point d’inflexion. Chercheur FNS-Ambizione au Département d’histoire générale (Faculté des lettres) et instigateur principal du colloque organisé début juin, Vitus Huber situe plusieurs transformations qui renouvellent les représentations du corps à partir de la Renaissance. «La colonisation de l’Amérique amène le monde chrétien à se confronter à des populations jusqu’alors inconnues, explique le chercheur. Une réflexion s’amorce alors sur la pluralité des corps du monde. La Réforme contribue par ailleurs à redéfinir les rapports entre l’être humain et Dieu, privilégiant un accès direct. L’invention de l’imprimerie produit une révolution dans la diffusion des écrits et des images, notamment concernant les corps. Enfin, la Renaissance voit l’essor des dissections anatomiques. On découvre l’intérieur du corps, ce qui transforme les connaissances sur son fonctionnement.»

Les images du corps produites dans les textes de cette époque se réfèrent à des modèles classiques, magnifiés dans le baroque. Les peintres de la Renaissance tentent d’ailleurs de reproduire des proportions idéales dans un cadre plus naturel et les personnages y apparaissent plus volontiers dévêtus qu’au Moyen Âge. Cette quête de la perfection passée conduira à la physiognomie, puis à la phrénologie, lorsque des naturalistes se mettront à mesurer des traits physiques, surtout ceux du crâne, pour en déduire des caractéristiques morales.

Mais le développement le plus significatif vis-à-vis du corps est certainement celui de la réflexivité. «La qualité des miroirs s’améliore, relève Vitus Huber. On commence enfin à y voir net, ce qui n’était pas le cas auparavant. L’auto-observation, aussi bien physiologique que morale, devient un élément important de la démarche religieuse, surtout dans les milieux protestants.» Montaigne a été pionnier en faisant de lui-même, et surtout de son corps, un sujet littéraire. Mais une inspiration similaire traverse une multitude d’auteur-es de journaux, qui font l’objet des recherches de Vitus Huber, réfléchissant chaque matin ou chaque soir à leur comportement et à leur manière de gérer leur vie.

Dans cet élan introspectif inédit, le corps occupe une place ambivalente. La modernité développe toutes sortes d’instruments d’observation, dont le miroir, qui permettent de se raser et de soigner son organisme. Vouloir améliorer son apparence et sa santé possède cependant une connotation vaniteuse. En voulant changer la nature, l’homme ou la femme court le risque de singer Dieu. Mais, en même temps, il est important de se soigner afin de rester en bonne santé et il apparaît donc difficile d’ignorer le corps.

L’analyse des archives manuscrites permet aussi de déceler l’apparition de dysfonctionnements physiologiques et indique des maladies comme l’arthrose ou la cécité lorsque l’écriture se fait moins régulière ou de plus en plus grosse. L’intervention du corps dans le travail de réflexion et d’écriture devient alors plus explicite, observe Vitus Huber: «Dans un journal du XVIIe siècle, l’auteur raconte la perte de sa vue, un motif de plus en plus récurrent dans son texte, jusqu’à la dernière section où il annonce qu’il sera désormais dans l’incapacité d’écrire. Il ressent ce dénouement comme une petite mort, tellement son journal est devenu un outil de pensée pertinent et capital pour son existence. Le corps a un effet sur l’écriture mais celle-ci façonne également l’image du corps.»

Conférence publique de Lyndal Roper (Université d’Oxford)
«The Body of the Peasant and the Story of the Peasants’War 1524-1526»
Uni Dufour, salle U159 – jeudi 8 juin 2023 à 18h

 

Symposium international et interdisciplinaire
«Narrating the Body. New Perspectives on the Connection of Corporeality and Narrativity (c. 1500-1800)»
Uni Dufour, salle U159 – Jeudi et vendredi 8-9 juin 2023

 

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