4 mai 2023 - Jacques Erard

 

Analyse

Ces places qui font vaciller les pouvoirs

Chercheur au Global Studies Institute, Daniel Meier publie, avec sa collègue de l’Université de Turin Rosita Di Peri, un ouvrage collectif consacré aux relations entre territoires et politique dans l’espace méditerranéen. Entretien.

 

 

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Rassemblement contre le régime du président Hosni Moubarak sur la place Tahrir du Caire le 8 février 2011. Photo: Patrick BAZ / AFP


Le Journal: Vous situez votre ouvrage dans une perspective post-printemps arabes. En quoi ces soulèvements du début des années 2010 ont-ils remodelé les enjeux territoriaux dans l’espace méditerranéen?
Daniel Meier:
Les espaces publics urbains ont joué un rôle déterminant lors de ces événements. Que ce soit la place Tahrir au Caire ou la place des Martyrs au cœur de Beyrouth, ces lieux ont été occupés par des groupes minoritaires qui en ont fait un usage social et politique visant à contester la légitimité du pouvoir. On a vu ensuite des usages répressifs, contre-révolutionnaires de la part des autorités qui ont, parfois, rasé ces lieux de contestation. C’est le sort qu’a connu la place de la Perle à Manama à Bahreïn. Ailleurs, on a assisté à l’effondrement d’un certain nombre d’États et à l’émergence de territorialités alternatives sur les décombres de ceux-ci. C’est le cas encore aujourd’hui dans le nord de la Syrie, au Rojava, une région kurde, et dans la poche d’Idleb, une des dernières zones aux mains des rebelles syriens. Ces transformations territoriales, qui sont le résultat des printemps arabes, ont lieu à l’intérieur des États mais aussi à une échelle plus large.

 

Pouvez-vous donner un exemple?
Avant les printemps arabes, les Syrien-nes voyageaient relativement peu. Ils étaient en Syrie, contrairement aux Libanais-es qui ont une très importante diaspora. Depuis la guerre, les Syrien-nes sont implanté-es dans toute la région, principalement en Turquie, au Liban et en Jordanie, ce qui ne va pas sans provoquer des tensions dans ces pays. Dans le chapitre du livre consacré aux réfugié-es syrien-nes, notre collègue Virginia Fanny Faccenda souligne cette extension des frontières de l’identité nationale syrienne.

Comment fonctionne l’appropriation du territoire urbain dans le contexte de ces soulèvements?
Il s’agit d’un motif récurrent dans les révolutions, visant à déplacer certaines frontières physiques ou symboliques et à requalifier des lieux tels que la place Tahrir. Une fois que les régimes se mettent à vaciller, on observe également une redéfinition des liens entre le centre et la périphérie. Des mouvements identitaires régionaux parviennent alors à se frayer un chemin jusqu’au centre, généralement symbolisé par la capitale. Cela peut valoir aussi pour des groupes minoritaires ou les femmes.

Sur le terrain, comment cette question s’exprime-t-elle?
Les gens sont liés à des lieux, à des régions qui les définissent jusqu’à un certain point. Dans les manifestations qui se sont tenues en 2019 au Liban, des Libanais-es de différentes régions, qui s’ignoraient totalement, se sont rencontré-es. Dans un pays qui a l’habitude de percevoir les identités en termes confessionnels uniquement, cela a signifié le début d’une nouvelle appartenance. Les Libanais-es ont eu le sentiment, lors de ces manifestations, d’acquérir une identité commune. Certain-es ont même affirmé que 2019 marquait la véritable fin de la guerre civile libanaise. Cette transformation s’est exprimée symboliquement par le fait que la place des Martyrs a été renommée «place de la Révolution».

Cet impact des printemps arabes va-t-il durer, selon vous?
Ces soulèvements ont créé une ouverture qui ne peut pas être exploitée partout de la même manière. Dans le scénario égyptien ou syrien, les régimes autoritaires ont repris les choses en main d’une façon encore plus brutale qu’auparavant. Mais les débats que cette période a suscités sont désormais inscrits dans la réalité politique et historique de ces pays et pourront peut-être se manifester au sein d’autres générations. Il existe une forme d’apprentissage des mouvements sociaux qui s’inscrit dans la durée et contre laquelle les régimes autoritaires ont beaucoup de peine à se prémunir. Ce phénomène est très visible au Liban, où l’on assiste à des soulèvements à répétition, en 2005, en 2011, en 2015 puis à nouveau en 2019.

Dans les années 2000, il était beaucoup question d’un espace méditerranéen arrimé à l’Union européenne, dans un esprit de coopération Nord-Sud. Qu’est devenu ce projet aujourd’hui?
Cette union pour la Méditerranée à laquelle vous faites allusion n’a pas complètement sombré, mais elle a pris la forme d’un partenariat asymétrique. Deux chapitres de notre livre montrent assez bien ce qu’est devenue la politique de voisinage entre l’Europe et le monde arabe méditerranéen, à savoir un jeu de carotte et de bâton essentiellement axé autour de la question migratoire. Le cas du Maroc est assez emblématique à cet égard. Le royaume se pose en bon élève, surveille ses frontières comme le souhaite l’Union européenne (UE). Ce faisant, il acquiert aussi un moyen de pression. Lorsque les autorités marocaines se sont fâchées avec l’Espagne au sujet des négociations sur le Sahara occidental, il leur a suffi d’ouvrir leur frontière et de laisser courir les migrant-es vers l’Espagne pour manifester leur mauvaise humeur. La Turquie a utilisé un stratagème similaire, en 2020, en massant des migrant-es à la frontière grecque.

mediterranean-disorder-couv-S.jpgRosita Di Peri, Daniel Meier
«Mediterranean in Dis/order»
University of Michigan Press, 2023
Disponible en open access

Un «book launch» est organisé le mardi 9 mai à 12h au Global Studies Institute à l'occasion de cette parution.

 

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