Publié le 14 mai 2020

 

Précarité: vivre une crise invisible pour ne pas attirer l’attention

 

Deux mille personnes contraintes de patienter trois heures pour obtenir un sac de denrées alimentaires dont la valeur ne dépasse pas 20 francs… Genève a découvert avec effroi ces dernières semaines l'ampleur de l’insécurité alimentaire dans le canton. Pour en prendre la mesure, le troisième volet de l’étude Parchemins a été entièrement consacré aux questions liées à l’épidémie de Covid-19

 

Ces dernières semaines, la forte affluence enregistrée à Genève lors de la distribution de vivres organisée par La Caravane de la Solidarité, ses partenaires et les autorités municipales, à la patinoire des Vernets a défrayé la chronique internationale. Le Monde et le New York Times ont relevé avec un certain étonnement la présence de quelque 2000 personnes en insécurité alimentaire dans l’une des villes les plus riches du monde.

Responsable de la Consultation ambulatoire mobile de soins communautaires aux HUG et chargé de cours à la Faculté de médecine, Yves Jackson a vu le problème émerger il y a deux mois déjà. «En temps normal à Genève, ce sont 500 à 1000 personnes qui dépendent chaque semaine d’une distribution de nourriture, constate le médecin. La crise du Covid-19 a eu pour effet d’augmenter massivement l’insécurité alimentaire, non seulement dans la population la plus fragile de la société genevoise, mais aussi dans d'autres strates de la population. Touchant d’abord les sans-abri, puis les personnes sans statut légal, cette marée montante a atteint ces dernières semaines d’autres groupes comme les personnes relevant du domaine de l’asile et les travailleurs pauvres. Le phénomène le plus inquiétant est surtout la vitesse à laquelle de nouvelles couches de population sont touchées par la crise.»

 

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Distribution de vivres et produits de première nécessité à la patinoire des Vernets. Photo: MSF

 

Maigres réserves

Présent lors des distributions, le chercheur y a rencontré aussi bien des personnes arrivées au bout de leurs ressources – leurs maigres réserves n’ayant tenu que quelques semaines – que des familles dont la situation s'est fragilisée en devant par exemple couvrir le repas de midi de leurs enfants scolarisés. La longueur de la file d’attente, la patience des gens et le respect des règles sanitaires ont frappé le médecin. «Ma première crainte était l’agitation civile, raconte Yves Jackson. Cela montre l’incroyable efficacité du dispositif mis sur pied ces dernières semaines.» Coresponsable de l’étude Parchemins sur les conditions de vie et la santé des migrant-es sans-papiers à Genève, il a décidé avec sa collègue Claudine Burton-Jeangros (professeure au Département de sociologie) de consacrer le troisième volet de cette enquête à des questions liées au Covid-19. «Menée en ligne auprès de nos 400 participants, l’étude a montré que de nombreuses personnes ne sont plus en mesure de faire face aux dépenses quotidiennes, constate Claudine Burton-Jeangros. Mais, en parallèle, il y a un fort désir d’être autonome. Peu ont demandé de l’aide, ce qui pourrait d’ailleurs remettre en cause leur processus de régularisation. Pour beaucoup, la crise est vécue de la manière la plus invisible possible, avec le souci de ne pas attirer l’attention.»

 

L'électrochoc des images

Pour atténuer la crise actuelle, Yves Jackson envisage plusieurs axes d’intervention. Premièrement, les critères d’éligibilité de l’Hospice général devraient être élargis pour devenir accessibles à d’autres populations, l’inscription devrait être facilitée et ne pas pénaliser les personnes en voie de régularisation. Ensuite, il s’agirait de lutter contre le renoncement aux soins, en supprimant temporairement les franchises d’assurance ou en les finançant par exemple. «À l'issue de la crise, nous ne voulons pas retrouver les personnes plus malades qu’auparavant parce qu’elles auront renoncé à un suivi médical, prévient le médecin. Cela pénaliserait leur capacité de gains futurs.» Enfin, les tests de dépistage du Covid-19 devraient être plus accessibles. L’étude menée par Médecins sans frontières et les HUG lors de la distribution alimentaire du 2 mai a mis en évidence que seules 26% des personnes qui présentaient des symptômes du Covid-19 avaient fait un test, beaucoup y renonçant pour des raisons financières. «Il est important que les groupes les plus fragiles de la population soient épaulés, parce que, outre l’avènement d’une grande misère que personne ne souhaite à Genève, il y a une menace sanitaire, relève Yves Jackson. Si ces populations ne sont pas protégées, il y a de forts risques qu’elles deviennent un moteur dans la perpétuation de l’épidémie comme cela s’est vu à Singapour, à New York et ailleurs.»

 

MSF317690(High).jpgPhoto: MSF

L’électrochoc causé par les images de ces files d’attente a engendré un débat politique à tous les niveaux. Des discussions sont en cours pour réfléchir aux meilleures stratégies à déployer. Beaucoup de questions restent toutefois en suspens, comme la vitesse de la reprise de l’activité économique et si celle-ci permettra à ces groupes fragiles de reconstituer des réserves. «Pour ces populations, le compromis entre contraintes économiques et crainte de la maladie est encore plus fort que pour les autres, relève Claudine Burton-Jeangros. N’ayant pas accès aux aides sociales, leur seule solution est de travailler.» Pour Yves Jackson, le retour de la faim à Genève marque une période historique. «L’épidémie de Covid-19 est particulièrement efficace pour mettre en lumière les failles de notre société, relève le chercheur. Elle nécessite une réponse globale qui ne concerne pas uniquement la médecine mais la façon dont l’ensemble de nos sociétés sont structurées.»