«Le fondement des droits humains est là, dans ce texte, relève Michel Grandjean. L’égalité de toutes et tous, d’abord devant Dieu et, en conséquence, dans la société. En tant qu’historien, on doit malheureusement constater que le christianisme a bien souvent piétiné ce principe pour être mis au service de causes nationales, voire nationalistes.» Le théologien revient alors sur des exemples contemporains où, de la Grande Guerre de 14-18 avec le «Gott mit uns» («Dieu est avec nous» en français) des soldats allemands jusqu’à la guerre en Ukraine avec le sermon du patriarche de Moscou sur la défense des valeurs chrétiennes, des individus se sont servis du religieux pour défendre une cause territoriale. «Il n’y a pas de notion de nationalité dans le christianisme et, pourtant, le christianisme a souvent été récupéré au moment de la construction des nations pour affirmer certaines idéologies, regrette le théologien. Ce qui a contribué à verser beaucoup de sang.»
Quand on demande au théologien pourquoi il a choisi le thème de la trahison pour ses conférences, il cite la réalisatrice Coline Serreau: «J’aime beaucoup Dieu mais j’ai du mal avec son personnel au sol.» «Force est de constater qu’entre l’Évangile et ses fulgurances d’un côté et l’histoire du christianisme empêtré dans le poids du réel de l’autre, il y a parfois des différences considérables, voire des oppositions manifestes», relève Michel Grandjean. Et le théologien de rappeler que l’un des premiers grands penseurs des Lumières, le philosophe Pierre Bayle, avait suggéré aux missionnaires chrétien-nes envoyé-es dans les pays barbares de ne jamais rien raconter de l’histoire du christianisme parce qu’il ne serait alors plus possible d’y pénétrer. Le recours à la violence figure en effet parmi les oppositions les plus manifestes à l’Évangile. «Les paroles du Christ sont claires: "Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre", cite Michel Grandjean. L’Évangile, c’est le refus de la violence alors que l’histoire montre non seulement que les Églises l’ont acceptée, mais qu’elles l’ont elles-mêmes promue dans un certain nombre de cas. Les humains sont très forts pour mettre leur propre violence sur le dos de la transcendance, en invoquant les ordres de Dieu. C’est la genèse du fanatisme et, dans tous les cas, une lecture que l’Évangile ne permet pas.»
Face à l’égalité des sexes, le christianisme a également trahi ses textes fondateurs. En effet, bien que les hommes possèdent tous les postes de pouvoir dans le monde où vit Jésus, les femmes jouent des rôles particuliers dans l’Évangile. «Ce sont par exemple des femmes qui sont témoins de la Résurrection, un fait qui n’est pas anodin dans le monde ancien où un témoignage est beaucoup plus valable s’il est le fait d’un homme, raconte Michel Grandjean. Mais le christianisme, comme la société dans laquelle il se développe, fait tout pour mettre la femme de côté. Il faudra attendre le XIXe siècle pour qu’on redécouvre que quand Jésus dit «Vous êtes la lumière du monde» dans le Sermon sur la montagne, il ne demande pas seulement aux hommes d’annoncer cette parole qui va éclairer le monde mais aussi aux femmes. De ce point de vue, le christianisme n’a pas de quoi être très fier de ses réalisations. Globalement, il a toujours été très timoré dans la question des rapports entre l’homme et la femme, et l’est encore au regard du christianisme orthodoxe ou du christianisme catholique romain.»
Quant au racisme, beaucoup d’Églises, dès lors qu’elles ont été confrontées à des populations d’une autre couleur de peau, ont appliqué des différences. «Des Églises protestantes d’Afrique du Sud ont par exemple établi, dans leurs règlements, qu’il fallait être Blanc pour pouvoir rejoindre leurs membres, regrette Michel Grandjean. On est bien loin du "Il n’y a plus ni Juif ni Grec".» Pour celui qui a été l’un des membres fondateurs de la Maison de l’histoire de l’Université de Genève en 2008 et qui l’a dirigée jusqu’en 2013, il y a dans l’Évangile un point qui est au cœur de tout, la place centrale de l’être humain. «Ce n’est pas l’idée de la race supérieure, de la nation ou du progrès économique qui doit être au centre, mais l’humain, explique Michel Grandjean. Et à chaque fois que le christianisme est humaniste, il est fidèle à l’Évangile. Mais, malheureusement, il ne l’a pas toujours été.»
Quant à savoir si le christianisme existe – le sujet de sa leçon d’adieu, Michel Grandjean entamera un réquisitoire contre l’utilisation abusive des concepts en histoire. «Le christianisme est une construction. Il n’est pas possible de définir ce qui est commun à tous/tes les chrétien-nes indépendamment de leur situation géographique et de leur époque. Qu’y a-t-il de semblable entre une femme chrétienne de l’époque carolingienne dans l’Austrasie (région de la France actuelle) et un homme qui se réclame aujourd’hui d’un protestantisme évangélique en Afrique de l’Ouest? Le christianisme est d’abord culturel et si un ethnologue assistait à une sainte cène en Afrique de l’Ouest où ce rite a une dimension guérisseuse – les fidèles se massent là où ils ont mal avec le "sang du Christ" –, il aurait bien du mal à faire le lien avec une célébration eucharistique se déroulant dans une église de chez nous.»