LeJournal: En quoi les données démographiques peuvent-elles aider les communes?
Philippe Wanner: Ce qui est compliqué en Suisse, c’est que les communes, qui disposent de nombreuses compétences, sont des entités très variables en termes de taille et de leviers d’action. Une commune d’une centaine d’habitant-es n’a évidemment pas les mêmes moyens qu’une commune qui en abrite 1000 fois plus. Dans cet immense patchwork, les modèles des démographes peuvent permettre de détecter les phénomènes qui mériteront une attention particulière dans le futur. Les données micro, à l’échelle des individus et des ménages, permettent de comprendre l’état des communes en termes d’âge, de sexe, de ressources humaines, de comportements familiaux, etc. À partir de projections, on peut donc prédire l’avenir démographique des communes: certaines vont vieillir très rapidement alors que d’autres vont rester relativement jeunes, par le biais d’une mobilité populationnelle. Nous souhaitons susciter une réflexion sur la nécessité d’utiliser ces données pour la planification à l’échelle communale afin de définir les mesures à mettre en place.
Avez-vous des exemples concrets?
Dans la petite commune jurassienne de Soubey, par exemple, il y a relativement peu d’enfants et 10% de la population a dépassé les 80 ans, une configuration qui s’explique par sa position périphérique, l’absence d’industries, etc. Il est évident que les pistes à creuser dans ce cas se trouvent dans les modes de soutien aux personnes âgées. À l’inverse, la commune de Bettens, dans le Gros-de-Vaud, connaît actuellement une très importante croissance démographique liée à l’extension de Lausanne – avec un quasi-doublement de la population en dix ans. Pour ces jeunes adultes qui arrivent dans un milieu rural, ce qui compte, ce sont les crèches, l’école et les possibilités de loisirs. Un phénomène similaire s’est produit dans les années 1980-1990 dans la région de Genève-Lausanne, où les villages paysans ont laissé place en quelques décennies à une population multiculturelle travaillant en ville. Ces communes rurales avaient clairement été prises de vitesse par un changement qui n’a pas seulement été urbanistique, mais aussi social, qu’elles n’avaient pas su anticiper.
Les modèles démographiques auraient-ils permis à ces communes de mieux s’adapter?
Il est impossible de prévoir avec exactitude l’évolution d’une population. Trop de paramètres entrent en compte. Par exemple, le district de Viège, qui voyait sa population baisser, a explosé avec l’arrivée de l’entreprise Lonza. Certains événements peuvent créer des conditions difficiles à planifier pour les communes, comme le serait par exemple l’ouverture d’une école internationale. En revanche, il est possible, à partir d’une population que l’on connaît aujourd’hui, de déterminer un certain nombre de facteurs pour les dix à quinze ans à venir: combien il y aura de personnes âgées et d’enfants, quels seront les besoins d’infrastructures scolaires et parascolaires, etc. Concrètement, cela signifie qu’à Genève, où il faut dix à vingt ans pour construire un établissement médico-social (EMS), il est nécessaire de réfléchir dès maintenant au nombre futur d’individus qui se retrouveront seuls et en situation de dépendance. À l’heure actuelle, on observe une sous-utilisation flagrante des données démographiques à l’échelle communale, mais aussi régionale, en matière de planification. L’affaire du «trou de Tolochenaz» – incident qui avait totalement paralysé la ligne CFF Lausanne-Genève en novembre dernier – a notamment montré à quel point les besoins en mobilité ont été sous-estimés.
Vous venez de publier une étude qui montre qu’un ménage sur six vit dans la précarité en Suisse. Cette donnée a-t-elle une incidence sur la planification?
La planification et la gestion communale sont liées aux moyens nécessaires à leur mise en œuvre. Avec de «bon-nes» contribuables – des personnes actives avec des niveaux de formation élevés –, les recettes fiscales sont relativement importantes et permettent une marge de manœuvre que n’ont par exemple pas les communes vieillissantes. La tentation est forte d’attirer les riches en laissant de côté les pauvres. Certaines communes valaisannes vont jusqu’à offrir de l’argent à celles et ceux qui construisent sur leur territoire. Cette ségrégation reste encore limitée par rapport à d’autres modèles, notamment aux États-Unis, mais cette chasse aux contribuables aisé-es semble malheureusement intéresser davantage les communes que la planification.