13 février 2025 - Manon Voland

 

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BIE: un siècle d’éducation au service de la paix

Depuis 1925, le Bureau international d’éducation (BIE) façonne les politiques éducatives mondiales. De centre de recherche indépendant à organe clé de l’Unesco, il a su évoluer avec son temps. À l’aube de son centenaire, Émeline Brylinski, docteure en sciences de l’éducation à l’UNIGE, retrace l’histoire et les grandes évolutions de cette institution créée à Genève.

 

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Le Secrétariat du BIE en 1930, avec Jean Piaget (au premier rang, au centre), directeur, Pedro Rosselló (au premier rang, au centre, à droite), directeur adjoint, et Marie Butts (au premier rang, au centre, à gauche), secrétaire générale. Image: Archives du BIE


L’histoire du Bureau international d’éducation (BIE) commence il y a tout juste 100 ans. Dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, la Société des Nations cherche à asseoir une paix durable. Ce qui, pour certains chercheurs et chercheuses en pédopsychologie et pédagogie, ne peut que passer par l’éducation. C’est dans ce contexte que le BIE voit le jour à Genève, sous l’impulsion de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, de la Fondation Rockefeller et d’un groupe de chercheuses et chercheurs pacifistes, parmi lesquels Édouard Claparède, Pierre Bovet et Adolphe Ferrière. Les objectifs du Bureau sont alors triples: centraliser la documentation sur les systèmes éducatifs, mener des recherches en éducation et fédérer des institutions et expert-es du domaine. D’abord conçu comme une organisation privée s’adressant aux éducateurs et éducatrices, le BIE connaît une transformation majeure en 1929, avec la démission de Pierre Bovet et l’arrivée de Jean Piaget à sa direction.

 

Jean Piaget et l’essor du BIE

Lorsque Jean Piaget prend la tête du BIE, il le fait évoluer, avec l’aide du conseil du Bureau, en une organisation intergouvernementale – dans laquelle les États deviennent les principaux membres –, assurant, par là même, sa stabilité financière et sa légitimité. Dès 1934, une nouvelle étape clé est franchie: la Conférence internationale de l’instruction publique, événement annuel phare du BIE, est ouverte à tous les États, qu’ils soient membres du Bureau ou non – afin d’en accroître la portée et de pleinement servir ses missions.

Ces conférences permettent à l’organisation de jouer un rôle pionnier en matière d’éducation comparée, au travers de méthodologies visant à analyser les systèmes éducatifs à travers différentes cultures. L’objectif est alors de rassembler les nations autour d’une réflexion collective sur l’éducation, dans une «neutralité absolue au point de vue national, politique, philosophique et confessionnel […] dans un esprit strictement scientifique et objectif»[1]. Le BIE sert également – sous ce voile d’apparente impartialité – de tribune internationale en donnant la parole à des pays sous-représentés dans d’autres institutions. «Le BIE a impulsé la démocratisation de l’éducation à l’échelle mondiale, en permettant aux États de s’exprimer à ce sujet, notamment ceux qui se trouvaient aux marges des discussions internationales dans d’autres organisations, précise Émeline Brylinski, post-doctorante dans l'équipe de recherche en histoire sociale de l'éducation (ERHISE, FPSE). Dès 1936, les questions liées aux minorités sont abordées dans ces conférences, et dans les années 1950, elles deviennent un espace où les États nouvellement indépendants ont pu réclamer justice.»

En 1969, Jean Piaget quitte le BIE, tandis que l’institution rejoint l’Unesco. Le célèbre psychologue a porté – avec ses proches collaborateurs Pedro Rosselló, directeur adjoint, et Marie Butts, secrétaire générale du Bureau depuis sa création – l’institution pendant quarante ans et lui a conféré, grâce à sa renommée mondiale, une légitimité importante.

 

De l’humanitaire à l’éducation mondiale: l’évolution du BIE après-guerre

Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Jean Piaget, Pedro Rosselló et Marie Butts plaident pour que le BIE prenne part au nouvel élan en faveur de la paix et de la coopération internationale porté par l’Unesco. Fins diplomates, ils obtiennent en 1945 un partenariat dans lequel l’Unesco s’appuie sur l’expertise du BIE pour structurer son mandat. Vingt-quatre ans plus tard, l’organisation mondiale intègre complètement le Bureau en tant que «centre spécialisé», assurant ainsi sa pérennité et son influence. «Tout au long de son histoire, le BIE a su se réinventer en fonction des contextes et des crises, observe Émeline Brylinski. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’est par exemple réinventé en agence humanitaire, avant de s’engager dans la reconstruction éducative à la fin du conflit. Le Bureau a toujours été une petite association qui a passé son temps à survivre. Dès 1945, sa survie dépend de son partenariat avec l’Unesco, qui l’intègre en 1969.»

Dans la décennie qui suit, l’importance grandissante de l’Unesco transforme le rôle du BIE: ses recommandations, autrefois purement indicatives, deviennent davantage contraignantes. «Pour garantir leur application, des outils de suivi et d’évaluation sont mis en place. Ils servent à mesurer les avancées éducatives des États, en lien avec les objectifs de paix et de développement économique, explique Émeline Brylinski. Mais ce cadre universel reflète avant tout une vision occidentale du progrès, soulevant une question majeure: ces discussions ouvrent-elles véritablement un espace de diversités culturelles ou ne font-elles que renforcer une forme d’exclusion et de standardisation des savoirs?» Dans ce contexte, les conférences du BIE commencent à faire doublon avec les initiatives portées par d’autres acteurs ayant investi l’éducation, tels que l’Unesco, les Nations unies, l’OCDE et la Banque mondiale. Ainsi, et faute de financements, la dernière Conférence internationale de l’éducation eut lieu en 2008. L’éducation inclusive en était la thématique.

 

Archives vivantes de l’éducation mondiale

Alors que le BIE célèbre cette année son centenaire, l’institution s’efforce de faire face aux défis de l’époque – inégalités, changement climatique, intelligence artificielle –, ce qui l’oblige à se réinventer une nouvelle fois. Pionnier dans la transformation des programmes scolaires et des processus d’apprentissage, le BIE se distingue aujourd’hui par son expertise en matière de curricula, d’innovation pédagogique et d’éducation inclusive. Il est néanmoins fragilisé par des difficultés budgétaires et la concurrence d’autres organisations.

Unique en son genre, son centre documentaire, qui conserve près d’un siècle d’archives sur les politiques éducatives et les manuels scolaires, constitue toutefois une ressource précieuse pour la recherche et la mémoire de l’éducation mondiale, et donc un atout stratégique pour la pérennité du BIE. Reste à savoir si cela suffira à assurer durablement l’avenir d’une institution qui, tout au long de son histoire, s’est démenée pour promouvoir l’éducation dont Jean Piaget disait, dès 1934, qu’elle était «seule apte à sauver nos sociétés d’une dissolution possible, violente ou graduelle».


[1] Article 2 de la constitution du BIE adoptée en 1929 par l'Institut Rousseau, le Canton de Genève, l’Équateur et la Pologne.

Une année de célébration

Les célébrations du centenaire du BIE se sont ouvertes en janvier avec une première table ronde intitulée «De Genève vers le monde – Cent ans de transformation visant à renforcer l’éducation et l’apprentissage» (disponible en replay sur YouTube).

Plusieurs autres conférences auront lieu tout au long de l’année, à Genève et dans le monde. Programme complet

  • 12 mars (à confirmer), Genève: table ronde «L’éducation comme outil préventif contre la crise climatique»
  • 22 – 26 mars, Chicago (États-Unis): symposium sur le rôle historique du BIE dans la gouvernance mondiale de l’éducation
  • 14 mai, Genève: table ronde «Pourquoi la culture, les arts et les compétences créatives sont-ils essentiels pour tous les apprenants?»
  • 26 juin, Genève: table ronde «Les futurs de l’éducation»
  • Du 3 juin au 1er juillet, Genève: exposition «L’histoire du Bureau international d’éducation, ses actions, ses valeurs, ses objectifs et ses réalisations»
  • 16 juillet (à confirmer), Dakar (Sénégal): table ronde «Multilinguisme et diversité: regards Sud-Sud»
  • 3 octobre, Pékin (Chine): conférence «Le futur du curriculum: les défis et les opportunités»
  • Du 5 au 30 novembre, Genève: Exposition universelle «De Genève vers le monde – cent ans de transformation et de renforcement de l’éducation et de l’apprentissage»
  • Décembre, Genève: événement de clôture du centenaire


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