Journal n°108

Histoire et mythes: les rouages d’une relation sulfureuse

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A travers la conférence qu’il donnera le 15 octobre à Uni Dufour, l’archéologue Jean-Paul Demoule montrera que l’existence du peuple indo-européen n’est soutenue par aucune évidence archéologique

Présentés comme le peuple originel des civilisations européenne et indienne, les Indo-Européens ont-ils jamais existé? Depuis plus de trente-cinq ans, l’archéologue spécialiste du néolithique européen Jean-Paul Demoule mène l’enquête pour retrouver les traces de ces conquérants qui seraient venus s’établir il y a au moins 6000 ans sur le Vieux Continent. En vain. Aucune des hypothèses avancées sur les Indo-Européens n’est étayée par l’archéologie, affirme Jean-Paul Demoule dans un ouvrage paru l’an dernier sous le titre Mais où sont passés les Indo-Européens? Aux origines du mythe de l’Occident. C’est le point de vue qu’il viendra défendre le jeudi 15 octobre à Uni Dufour, lors d’une conférence organisée par la Maison de l’histoire dans le cadre du cycle «Histoire vivante», en collaboration avec la Radio Télévision Suisse.

L’obsession des origines

Aux yeux de Jean-Paul Dumoule, l’existence du peuple indo-européen, comme hypothèse historique, a été parasitée dès le XIXe siècle par les visées de penseurs désireux de fonder les Etats-nations européens sur une origine glorieuse et débarrassée de ses accents bibliques, puis par celle des théoriciens du nazisme qui y trouvèrent une caution historique à leur délire raciste. Dans les années 1970, elle a été remise au goût du jour par les tenants de la nouvelle droite en France, dans une perspective idéologique similaire. A partir des apparentements indiscutables existant entre les langues asiatiques issues du sanscrit et les langues européennes issues du grec et du latin, ces théories ont en commun l’obsession du «berceau originel». Elles s’inscrivent dans la droite ligne du darwinisme social qui entend classer les langues et les groupes humains en arborescence, avec des embranchements et des séparations nettes entre des familles homogènes, aussi bien sur le plan linguistique que génétique, en dehors de toute validation scientifique.

Ancêtres dominateurs

Pour Pierre-François ­Souyri, professeur à la Faculté des lettres et directeur de la Maison de l’histoire, la réflexion proposée par Jean-Paul Demoule renvoie à des questions d’actualité sur la notion d’origine et d’identité, de même que sur celle de migration. Elle doit aussi, selon lui, inciter les chercheurs à questionner sans cesse la fiabilité de leurs modèles et de leurs hypothèses. Dans le cas des Indo-Européens, l’historiographie est passée de spéculations à des certitudes colportées dans la plupart des manuels d’histoire. Peu importe que l’on ne sache jamais précisément d’où venait ce peuple originel – tantôt de l’Iran et du nord de l’Inde, tantôt d’Anatolie ou des steppes situées au nord de la mer Noire, voire du pôle Nord –, son existence s’est imposée, auréolée d’attributs avantageux: un peuple de guerriers blonds aux yeux bleus, cavaliers intrépides maniant des armes en fer. Les Européens seraient de toute évidence les descendants de dominateurs. Afin de donner un vernis scientifique à ces théories en grande partie fantasmagoriques, des idéologues et chercheurs des XIXe et XXe siècles se sont appuyés sur la mesure des boîtes crâniennes pour en déduire le niveau d’intelligence des individus et établir des classements entre races humaines. Une pratique qui ne repose, on le sait aujourd’hui, sur aucun fondement scientifique, mais qui perdura jusqu’au milieu du XXe siècle.

Le mythe comme arme

Cette infiltration du mythe indo-européen dans le champ de l’histoire est loin d’être un cas isolé. Une partie du travail des historiens consiste en effet à démystifier, à contester les récits idéologiquement orientés qui se sont cristallisés dans la mémoire collective de certaines époques à propos des événements du passé. Différents ouvrages parus récemment ont ainsi apporté un éclairage nouveau sur la construction de la Suisse. C’est le cas de l’Histoire de la Suisse publiée en 2010 par le professeur de l’UNIGE François Walter, qui relativise l’importance accordée au fameux «Pacte de 1291», pourtant présenté dans la plupart des manuels scolaires comme un élément fondateur de la Confédération.

D’autres auteurs comme Thomas Maissen ont montré comment la bataille de Morgarten, symbole d’une Suisse qui se construit quasi exclusivement sur sa défiance à l’égard des puissances voisines, notamment habsbourgeoise, relève en grande partie d’une fiction qui alimente aujourd’hui le discours des nationaux conservateurs opposés à l’Union européenne.

«Les historiens, et les intellectuels en général, ne sont jamais à l’abri de cette propension à glisser de l’histoire au mythe, observe Pierre-François Souyri. Même en déconstruisant certains mythes, on peut contribuer malgré soi à en créer de nouveaux. Or le mythe peut se révéler bien plus dangereux qu’une arme.» Dans un récent ouvrage consacré aux kamikazes japonais de la Seconde Guerre mondiale*, Pierre-François Souyri et Constance Sereni battent ainsi en brèche l’image de guerriers toujours consentants et enthousiastes à l’idée de sacrifier leur vie, telle qu’elle est véhiculée par l’historiographie aussi bien japonaise qu’américaine. Seule une partie des kamikazes adhérait en effet au climat idéologique de l’époque qui puisait abondamment dans les événements du passé pour valoriser le sacrifice volontaire. En 1945, ce ­comportement prêté aux soldats japonais, jugé contre nature et terrifiant, a cependant contribué à légitimer auprès des Américains le recours à l’arme atomique.

Il va sans dire qu’au palmarès des mythes les plus meurtriers, l’Aryen indo-européen s’est assuré une place de choix dans l’histoire récente. C’est certainement ce qui explique aussi que les thèses de Jean-Paul Demoule aient fait couler beaucoup d’encre et provoqué des réactions très contrastées.

*Constance Sereni et Pierre-François Souyri, Les kamikazes, Flammarion, 2015

| Jeudi 15 octobre |

Mais où sont passés les Indo-Européens? Conférence de Jean-Paul Demoule 18h30 | Uni Dufour

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