Quand la raison éclaire les émotions
Photo: A.Chernikov. Image tirée d’une série photographique consacrée aux recherches du CISA dans le cadre des Activités culturelles de l’UNIGE.
L’émotion est partout. Dans le monde professionnel: pour décrocher un job de cadre, il faut aujourd’hui faire preuve d’intelligence émotionnelle. La capacité d’un employé à gérer son stress et ses émotions est en effet perçue comme un facteur déterminant de réussite au sein d’une équipe. Mais comment apprend-on à gérer ses émotions? Quel est leur rôle dans le fonctionnement d’un individu face à son environnement? Elle est également présente dans la sphère politico-médiatique: dans quelle mesure est-ce que les citoyens sont guidés par leurs émotions quand ils votent? Ou encore dans notre rapport aux œuvres de fiction: pourquoi aime-t-on se faire peur en regardant un film et en éprouvant des émotions que nous cherchons à tout prix à éviter dans la vraie vie?
Ces douze dernières années, le Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA) s’est intéressé à ces questions. Il y a consacré une somme impressionnante d’ouvrages et d’articles en recherche fondamentale publiés dans des revues scientifiques, qui ont contribué à établir les sciences affectives comme un champ de recherche à part entière.
Et, fait unique, il a mené ces travaux en y apportant une dimension systématique et interdisciplinaire. Pour cela, il a constitué une équipe réunissant des chercheurs en psychologie, en neurosciences, en philosophie, en informatique, en économie, en anthropologie, en droit et en littérature.
Le CISA a développé le Geneva Emotion and Odor Scale, un instrument de mesure des réactions émotionnelles aux odeurs qui est devenu un standard d’évaluation utilisé notamment dans l’industrie
Parallèlement à cette activité scientifique, le CISA a développé des outils permettant à des collectivités ou des individus de se familiariser avec le monde des émotions de manière très concrète. C’est le cas par exemple du Geneva Emotion and Odor Scale, un instrument de mesure des réactions émotionnelles aux odeurs qui est devenu un standard d’évaluation utilisé notamment dans l’industrie. Par ce biais, le Centre a tissé des liens avec le secteur privé local. Mais il a aussi investi le domaine public, à travers des collaborations avec de multiples partenaires culturels, débouchant notamment sur des expositions et des publications.
Du 18 au 20 mai prochain, un colloque scientifique et une série d’événements publics viendront marquer la fin des activités du Pôle de recherche national (PRN) «Sciences affectives» qui a constitué l’épine dorsale du Centre ces douze dernières années. «Rien ne va changer», rassure son directeur, David Sander, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Le CISA poursuivra ses travaux. Mais il devra se passer des 2 millions de francs annuels alloués depuis 2005 par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Un trou dans la caisse partiellement comblé par les dispositifs mis en place ces dernières années.
Le format du Pôle, en prévoyant un financement important sur une longue durée, a en effet donné à ses chercheurs la latitude de voir leurs activités pérennisées. Six postes de professeurs ont ainsi été créés par l’UNIGE en lien avec le CISA, à mesure que celui-ci faisait la preuve de sa pertinence scientifique. Le Centre a également attiré des financements européens.
Nous avons peu à peu réussi à faire collaborer quotidiennement des gens issus de cultures scientifiques très différentes.
Grâce à la durée du soutien fédéral, le CISA a par ailleurs fait office de laboratoire de l’interdisciplinarité. «Il a fallu y mettre le temps, mais les positions des uns vis-à-vis des autres, entre chercheurs issus de la psychologie, des neurosciences et de la philosophie par exemple, ont évolué, constate David Sander. Nous avons par exemple des projets de philosophie expérimentale qui permettent de faire le lien entre les analyses conceptuelles et les approches empiriques. Une de nos forces est d’avoir considéré ces différentes approches comme complémentaires et non pas opposées. Cela n’allait pas de soi au départ, mais nous avons peu à peu réussi à faire collaborer quotidiennement des gens issus de cultures scientifiques très différentes. Un autre exemple concerne un projet sur lequel collaborent des chercheurs en informatique et des chercheurs dans le domaine du cinéma consacré aux réactions émotionnelles à des scènes spécifiques de films.»
En plus d’une décennie, le CISA s’est également intéressé aux aspects éthiques liés à la recherche sur les émotions. Autant les connaissances acquises peuvent servir à améliorer le bien-être des individus ou les politiques publiques, afin d’inciter les citoyens à changer leurs comportements au bénéfice de l’environnement, par exemple, autant ces connaissances font l’objet de convoitises de la part d’entités avant tout intéressées à orienter les choix des consommateurs ou des citoyens.
«Pour se défendre contre la manipulation, la seule chose qui marche au niveau de l’individu, estime David Sander, est de développer la conscience qu’on essaie de nous manipuler. D’où l’importance de partager nos connaissances avec le public, sans l’infantiliser, en lui donnant les outils nécessaires pour comprendre la mécanique de la manipulation émotionnelle.»
Dans ses relations avec des entreprises privées, le CISA s’est donné pour règle deux conditions pour établir des collaborations. D’une part, les recherches doivent bénéficier aux doctorants et post-doctorants et pouvoir faire l’objet de publications et, d’autre part, elles doivent contribuer à des projets respectant les valeurs des personnes à qui ils s’adressent. «Nous avons depuis dix ans une excellente collaboration avec une multinationale active dans la création d’arômes, explique David Sander. Dans ce cadre, nous essayons ensemble de comprendre spécifiquement les liens entre les odeurs et les émotions et publions les résultats dans des revues internationales.»
Les émotions ont un impact direct sur la motivation, l’attention et la mémoire. Elles jouent donc un rôle prépondérant dans le secteur éducatif.
Quels seront les principaux axes de développement du CISA ces prochaines années? Un thème important sera constitué par le volet émotions et éducation. Les émotions ont en effet un impact direct sur la motivation, l’attention et la mémoire. Elles jouent donc un rôle prépondérant dans le secteur éducatif. Des études ont par exemple suggéré que des enfants à qui l’on avait appris un riche vocabulaire sur les émotions avaient davantage de facilité que les autres enfants à exprimer leurs émotions, ce qui contribuait à améliorer leurs performances scolaires. Le Centre compte, en outre, renforcer ses connaissances sur le rôle des émotions dans la résolution de conflits interpersonnels mais aussi politiques et armés, notamment en collaboration avec des organisations internationales. Il se penchera en outre sur les liens entre émotions et santé, en examinant par exemple les liens entre les émotions, la régulation des émotions et le bien-être. Enfin, dans la continuité des travaux déjà établis dans le domaine de la littérature, de la danse, du cinéma et de la musique, l’accent sera porté sur les émotions et les arts. —