Journal n°80

«Un dessin est réussi lorsque les mots deviennent inutiles»

Dessinateur de presse, pour «Le Temps», l’«International Herald Tribune» et la «NZZ am Sonntag», Patrick Chappatte prendra part à une table ronde sur le thème de la caricature dans le cadre de l’exposition «Paradis ou enfer: aux sources de la caricature (16e-18e siècles)»

Le Journal: L’exposition du Musée international de la Réforme consacrée à l’image satirique montre comment celle-ci a joué un rôle de propagande dans la guerre opposant catholiques et protestants. Quel est aujourd’hui le rôle du dessinateur de presse?
Patrick Chappatte: Celui d’un chroniqueur éditorial à qui il revient de porter un regard critique sur l’actualité. Mais on attend aussi du dessinateur qu’il mette en image ce qui n’ose pas s’exprimer par les mots, qu’il teste les limites de ce qu’il est possible d’exprimer. Je ne pense pas que chez nous il y ait énormément de points de contention. Par contre, ce rôle est capital dans des sociétés qui dysfonctionnent en raison d’une dictature ou d’un conflit. Sous un régime totalitaire, les dessins circulent et développent, selon les régions et les cultures, tout un code pour se jouer de la censure et parvenir à confronter les puissants à leurs abus.

Le dessin permet-il une plus grande liberté?
Le message de l’image est fondamentalement ambigu. C’est ce qui fait sa force. Par ailleurs, et les jurisprudences le montrent, il y a une plus grande licence accordée aux satiristes d’image qu’aux journalistes qui écrivent. C’est le rôle de fou du roi.

La liberté de pensée n’est-elle pas menacée aussi dans nos sociétés démocratiques?
Bien entendu. Mais nous sommes moins soumis à la pression de nos rédactions en chef qu’à notre propre paresse, au conformisme ou à l’autocensure. Le dessinateur de presse doit avoir cette fonction de poil à gratter, sans toutefois tomber dans le propos gratuit et stérile.

L’affaire des caricatures de Mahomet, en 2005, a montré que la satire et la religion forment toujours un cocktail explosif…
Dans la confrontation entre l’Occident et l’islam, c’est précisément la provocation stérile qui prévaut. Nous sommes dans un dialogue de sourds. Le pire qui puisse arriver à un dessin, c’est de se retrouver malgré lui un objet de propagande au service d’un bord ou de l’autre. J’aimerais qu’on soit plus malin. C’est pour cela que, dans l’affaire des caricatures de Mahomet, j’ai soutenu la position des caricaturistes danois ayant refusé de répondre à la commande du journal Jyllands-Posten qui voulait faire une démonstration du droit d’expression en publiant ces caricatures. Leur argument était qu’on ne dicte pas à un dessinateur de presse ce qu’il doit faire.

Qu’est-ce que vous entendez par «être plus malin»?
On attend du dessinateur qu’il s’exprime avec force, mais il doit aussi avoir la capacité d’écouter et de comprendre, avant de décocher sa flèche. Tirer sans réfléchir, c’est se retrouver assez vite piégé, instrumentalisé. Je milite donc pour la provocation quand elle s’exprime depuis une position d’indépendance et d’intelligence. La liberté d’expression ne se défend pas en proclamant «j’ai le droit de tout dire et vous ne pourrez pas m’en empêcher». C’est dans le travail quotidien qu’elle doit faire la démonstration de sa capacité à apporter un contrepoint au discours dominant.

Est-ce que vous vous autocensurez parfois?
Tout le temps! Comme nous le faisons tous dès que nous sommes en société. Récemment, dans l’affaire Adeline, tout était réuni pour faire un dessin terrible, outrancier: une psychologue et un détenu dangereux, retenu dans un institut appelé du joli nom de Pâquerette, qui s’en vont faire du cheval. Mais j’ai retenu mon plaisir, en essayant d’aller un cran au-delà en m’exprimant sur la récupération politique du drame. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, nous sommes constamment baignés dans un bruit de fond où dominent la satire, le second degré, voire le cynisme. Dans l’heure qui suit un événement important, une horde de gens s’en emparent pour faire de l’ironie sur Twitter. Nous sommes donc tenus d’aller plus loin.

Qu’est-ce qui fait un bon dessin de presse?
Ma recette consiste à maintenir un équilibre entre la légèreté de la forme, le côté marrant ou la trouvaille visuelle, et la profondeur du propos. Cet équilibre est aussi une tension qui sert à condenser l’essence d’un sujet avec toutes ses contradictions. Le dessin parvient à produire son effet lorsque le lecteur se dit: «C’est exactement ça!», lorsque la réflexion est comme court-circuitée et que les mots deviennent inutiles.


Articles associés

L’image satirique comme arme de propagande massive
Un programme de découvertes autour de la satire