23 mars 2022 - UNIGE

 

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L’Union européenne, cet «animal juridique» hors norme

 

 

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L’Union européenne (UE) est un «animal juridique bizarre», composite, mal adapté aux réalités des relations internationales, qui sont conçues pour des relations entre États. Un ouvrage, coédité par Nicolas Levrat et Christine Kaddous, professeur-es à la Faculté de droit, Yuliya Kaspiarovich et Ramses A. Wessel, respectivement professeure assistante et professeur à l’Université de Groningue, éclaire les implications juridiques de cette «bizarrerie» et la façon dont l’UE s’est adaptée à cette contrainte. Les explications de Nicolas Levrat.

 

Le Journal: En quoi l’UE est-elle une entité juridique composite?
Nicolas Levrat: L’Union européenne ressemble beaucoup à une Fédération, même si elle n’est pas un État fédéral. Dans les États fédéraux, les relations extérieures sont généralement l’apanage des autorités fédérales, les États membres (les cantons suisses par exemple) n’ayant pas de personnalité juridique internationale. Ainsi, les cantons suisses, même s’ils conservent une petite compétence résiduelle en matière de politique étrangère (voir l’art. 56 de la Constitution fédérale), lorsqu’ils doivent traiter avec un État étranger, doivent le faire via la Confédération. Dans l’Union européenne, l’Union elle-même est une personne juridique internationale et, à ce titre, une actrice importante de la vie internationale. Elle s’engage notamment vis-à-vis d’États tiers, par le biais de traités internationaux. Cependant, contrairement à un État fédéral, l’UE est composée d’États membres qui sont eux aussi des sujets du droit international (comme la France ou l’Allemagne) et qui ont donc aussi la capacité de s’engager par traités.

Comment l’Union européenne a-t-elle contourné cette difficulté?
Nombre de traités internationaux sont des documents complexes, qui couvrent de multiples domaines, lesquels correspondent aussi bien à des compétences que les États membres ont transférées à l’Union européenne qu’à des compétences qui leur appartiennent encore. Ce qui veut dire que ni l’UE ni ses États membres ne peuvent s’engager pour l’ensemble de tels traités. La solution consiste alors à ce que tant l’UE que ses États membres s’engagent, simultanément et parallèlement, comme parties à un traité avec un ou plusieurs États tiers. En droit de l’UE, on appelle cela un «accord mixte». Par exemple, l’accord bilatéral qui lie la Suisse à l’UE en matière de libre circulation des personnes est un accord mixte qui date de 1999. Raison pour laquelle, lorsque l’UE s’est étendue à de nouveaux États membres (elle est passée de 15 à 28 États membres entre 1999 et 2015), cet accord a dû être signé et ratifié par ces nouveaux États. Et donc, dans le même temps, les Suisses ont dû accepter la participation de nouveaux États à ce traité, notamment par référendum le 25 septembre 2005 et le 8 février 2009.

Quelles sont les implications de cette solution?
Du point de vue du droit de l’UE, la jurisprudence et une doctrine abondante considèrent que cette participation simultanée de l’UE et de ses États membres à un accord international ne change en rien la nature et les effets juridiques de tels accords. Du point de vue du droit international public, les questions sont tout autres et bien plus complexes.

Pouvez-vous donner un exemple?
C’est en fait le Brexit qui amène les spécialistes de ces questions à réexaminer l’affaire avec un œil neuf. Lorsque le Royaume-Uni quitte l’UE, il est évident qu’il n’est plus lié par les accords passés par l’UE. Mais qu’en est-il de ces accords mixtes, auxquels il est partie? En est-il automatiquement délié? Ou reste-t-il partie à l’accord, et donc se retrouve non seulement toujours lié à l’État tiers (par exemple la Suisse pour l’accord sur la libre circulation des personnes), mais aussi à l’UE et chacun de ses États membres comme un nouvel État tiers déjà partie à l’accord? Ces questions ont conduit les chercheurs/chercheuses à examiner toutes sortes d’autres situations, dans lesquelles l’UE et ses États membres participent parallèlement à un régime juridique commun (par exemple le Traité sur l’Antarctique, la Charte européenne de l’énergie, la Convention européenne des droits de l’homme) ou à une organisation internationale (par exemple l’Organisation mondiale du commerce, OMC). L’originalité de cet ouvrage réside dans l’approche double de toutes ces questions, selon le droit de l’UE, d’une part, et selon le droit international classique, de l’autre. Afin de mieux mettre en lumière cette approche duale, la maison d’édition a demandé que chaque chapitre de l’ouvrage soit rédigé par une paire d’auteur-es, l’un-e junior (doctorant-e ou postdoc) et l’un-e plus expérimenté-e (professeur-e). Ces attelages ont produit des textes originaux et stimulants qui permettent de mieux expliquer la singularité juridique de l’action de l’UE sur la scène internationale. Cet ouvrage montre aussi que ce ne sont pas uniquement des réticences politiques nationales qui empêchent l’Union européenne d’être une actrice solide et fiable des relations internationales. L’originalité de sa structure juridique est aussi un défi structurel à la pleine insertion de «l’UE et ses États membres» comme un acteur composite sur la scène mondiale.

 

N. Levrat, Y. Kaspiarovich, Ch. Kaddous, R. A. Wessel
«The EU and its Member States’ Joint Participation in International Agreements»
Bloomsbury Publishing, 2022
314 p.

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