17 février 2022 - Alexandra Charvet

 

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Menace sur le Léman

Une bande dessinée et une exposition retracent la découverte de munitions immergées dans le Léman, fruit d’une quinzaine d’années de travaux scientifiques menés par la chercheuse Stéphanie Girardclos.

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Image: Exem

 

Mille tonnes de munitions pourraient reposer au fond du lac Léman, avec tous les dangers que cela comporte: contamination aux métaux lourds et résidus d’explosifs, risques d’accidents, etc. L’histoire de ces munitions, immergées à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, fait aujourd’hui l’objet d’une bande dessinée et d’une exposition. Sédimentologue au Département des sciences de la Terre et à l’Institut des sciences de l’environnement, Stéphanie Girardclos s’intéresse depuis longtemps à cette problématique très peu documentée. «Quand j’ai découvert, en 2005, le rapport officiel de l’armée sur les dépôts de munitions dans les lacs de Suisse, j’étais très intriguée, raconte la chercheuse. Les lacs, et en particulier ceux de Suisse, sont ma spécialité et pourtant je n’avais jamais entendu parler d’une telle chose.»


La scientifique, qui travaillait alors à l’EPFZ, entame des travaux dans le but de détecter ces munitions grâce aux méthodes de son laboratoire, mais les essais ne sont pas concluants. À son retour à Genève en 2008, elle cherche à savoir ce qu’il en est dans le Léman. «Le cas n’était pas clair à la lecture du rapport de l’armée, il semblait y avoir des éléments manquants», constate la chercheuse. Elle en parle avec son collègue, le politologue Rémi Baudouï. Ni une ni deux, ils décident de lancer conjointement un travail de master sur le sujet. Mené par Élodie Charrière, celui-ci a permis, après une longue enquête, de reconstituer l’épopée de ces munitions enfouies dans le Léman.

La méthode la moins chère

En 1948, à la suite de plusieurs accidents dans des dépôts de munitions, le Conseil fédéral autorise l’immersion de ces armements dans les lacs. Ces déposes se déroulent en majorité dans le lac de Thoune et le lac des Quatre-Cantons, sous le contrôle de l’armée. Mais à Genève, c’est l’entreprise privée Hispano-Suiza qui se débarrasse de ses surstocks dans le lac. «On ne sait à peu près rien sur ce qui a été fait: ni les quantités déversées – estimées entre 150 et 1000 tonnes –, ni le type de munitions, ni leur localisation, déplore la chercheuse. En outre, les munitions qui ont été retrouvées au fil des années par des pêcheur-euses ou des plongeur-euses professionnel-les se sont révélées être des prototypes dont la composition n’est pas connue.» Aucun document n’a été retrouvé dans les microfilms des archives du Département des travaux publics et l’entreprise Hispano-Suiza a aujourd’hui disparu. «À l’époque, on ne savait presque rien sur la chimie environnementale, précise la chercheuse. L’immersion a été considérée comme la meilleure des solutions pour se débarrasser de ces munitions, c’était aussi la moins chère. Aujourd’hui, cette pratique serait considérée comme un crime environnemental.»

À Genève, l’affaire explose au grand jour en 2017 alors que le projet de traversée de la Rade est de nouveau à l’agenda politique. Stéphanie Girardclos avait en effet mené, en 2009, un travail sur les couches sédimentaires du Léman en lien avec le projet. Dans son rapport technique, elle mentionnait le danger de la présence potentielle de munitions sur le tracé. Un article est publié dans la Tribune de Genève. Dans la foulée, une députée du Grand Conseil interpelle le Conseil d’État afin qu’il se saisisse du dossier. «On a alors assisté à une cascade d’événements, raconte la chercheuse. Suite à ces révélations, une association de militant-es écologistes, Odysseus 3.1, s’est lancée à la recherche des munitions. Celles-ci sont rapidement localisées. Quand elles/ils m’ont montré les photos de leur trouvaille, ce que je soupçonnais s’est confirmé: les munitions étaient loin d’être à l’abri enterrées sous le sédiment comme dans le lac de Thoune. En effet, peu de sédiments se déposent dans le Petit-Lac en raison des courants de profondeur. Les munitions étaient posées au fond du lac, dans des caisses recouvertes de moules. Ces images ont choqué et ont permis de relancer le dossier au niveau politique.»

Un halo de contamination

Forte de sa découverte, Odysseus 3.1 propose à Stéphanie Girardclos d’aller échantillonner sédiments et moules afin d’étudier l’impact environnemental des munitions découvertes. Débute alors un travail de master, mené par Gaétan Sauter et financé par une bourse Augustin Lombard. Les résultats ont été présentés en juin dernier. «La situation est plutôt rassurante d’un point de vue environnemental, se réjouit la scientifique. Nos analyses ont montré qu’il n’y avait pas de contaminations significatives liées aux métaux lourds, les concentrations mesurées sont bien en dessous des valeurs qui demandent un assainissement. Mais une augmentation des concentrations dans les quelques mètres autour des munitions a été observée, de l’ordre de 30%, qui indique une influence locale.» La chercheuse précise toutefois que ces conclusions ne sont pas transposables, s’agissant d’une étude préliminaire sur un seul endroit. Il est en effet possible qu’il existe des lieux avec des munitions plus anciennes et plus corrodées ou l’inverse.

Parallèlement à ces résultats, une motion du Grand Conseil est déposée au Conseil d’État, munie de 63 signatures sur 64, pour que le dossier soit pris en main. La thèse de doctorat soutenue par Élodie Charrière sur le sujet en 2019 démontre notamment que la pratique d’immersion de munitions dans les lacs suisses a été passée sous silence et que cette culture du secret a empêché la constitution d’un dossier historique coordonné au sein de l’État. «Le travail d’Élodie Charrière est crucial pour Le Léman, soulève Stéphanie Girardclos. Il a permis de reconstituer l’histoire. Les autorités se sont basées sur ses recherches pour lancer la gestion du programme d’assainissement. C’est génial quand le travail académique est tout de suite utile à la communauté. La majorité du Petit-Lac genevois est maintenant classée en site pollué. C’est la première étape d’une longue procédure pour définir si le site doit être assaini, cela prendra du temps, d’autant plus qu’il est dans l’eau, d’où des difficultés méthodologiques supplémentaires.»

Une confiance mutuelle

Une bande dessinée raconte aujourd’hui cette histoire du point de vue d’Odysseus 3.1. Stéphanie Girardclos y joue un grand rôle. La chercheuse se montre de son côté très reconnaissante envers l’association: «Pour prélever des échantillons, la méthode habituelle est de lancer des carottiers depuis le bateau, ce qui est inenvisageable sur une zone de munitions. Les prélèvements nécessaires n’étaient possibles qu’en plongeant ou alors avec des robots très raffinés. Nous n’aurions jamais pu payer les heures de plongée nécessaires à ce travail exploratoire. Odysseus 3.1 a mis à notre disposition trois bateaux et une dizaine de plongeur-euses pendant trois jours. C’est une belle collaboration entre société civile et université pour faire évoluer les savoirs.» Une exposition aux Bains des Pâquis accompagne la sortie de la BD. Elle est à voir jusqu’à fin février.

bd.pngOdysseus 3.1
«Les munitions du Léman»
Éditions Perspectives Art9 2021
56 p.

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MENACE SUR LE LÉMAN

Exposition

Jusqu’au 28 février | Bains des Pâquis

 

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