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1er septembre 2020 - Jacques Erard

 

Vie de l'UNIGE

«Il faisait ce qu’il aimait. C’était le secret de sa réussite»

Le professeur Bernard Levrat est décédé le 17 août dernier à l'âge de 83 ans. Il a été le principal instigateur de la révolution informatique à Genève, des années 1970 à 2000. Hommage

 


En 1968, tandis qu’une partie de la jeunesse fait sa révolution des mœurs dans les rues des villes, une autre révolution, technologique cette fois, se prépare dans les sous-sols des campus universitaires en Europe et aux États-Unis. À Genève, le CERN abrite déjà plusieurs ordinateurs géants, tels qu’on les construit à l’époque, pour répondre à ses besoins en calculs.

 

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Photo: O. Benkacem

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Bernard Levrat, qui travaille au CERN et enseigne le calcul électronique à la Section de physique de l’UNIGE (Faculté des sciences), a obtenu quelques années auparavant son doctorat en physique à l’Université du Michigan. Intimement convaincu du potentiel de l’informatique pour transformer aussi bien la recherche et l’enseignement que l’administration, il préside une commission recommandant l’acquisition d’une machine CDC 3800 issue du CERN pour les besoins de l’État et de l’Université de Genève. Son argumentaire tient en quelques lignes: «Il est nécessaire de créer un enseignement sur ordinateur. Cet enseignement devra permettre la formation de spécialistes en calcul électronique. Faute de ces spécialistes, ni l’État, ni notre industrie ne pourront se moderniser.» En trois phrases, tout est dit, comme le soulignera plus tard son ami et ancien conseiller d’État Dominique Föllmi (1).

Professeur honoraire de la Faculté des sciences, Bernard Levrat est décédé, le lundi 17 août 2020, à l’âge de 83 ans. Doyen de la Faculté des sciences de 1977 à 1980, il a également été vice-recteur de l’Université de 1991 à 1995. Son caractère visionnaire l’a amené à jouer un rôle précurseur dans le développement de l’informatique à l’Université de Genève. «C’était un domaine totalement nouveau, raconte son ancien assistant le professeur Christian Pellegrini. Et il tenait à faire du neuf, sans imiter ce qui se pratiquait ailleurs, dans des domaines traditionnels tels que la physique ou la chimie. Pour lui, l’informatique devait être autonome et non pas rattachée à d’autres disciplines comme c’était souvent le cas au début des années 1970.» Aidé en cela par l’ancien doyen de la Faculté des sciences, Armand Buchs, il met sur pied l’Institut interfacultaire de calcul électronique, appelé à devenir le Centre universitaire d’informatique (CUI), une structure alors inédite en Suisse. Le premier diplôme en informatique est décerné en 1973 à un étudiant immédiatement engagé par la compagnie IBM. Il participe parallèlement à la création des services informatiques pour prendre en charge les besoins de toute l’Université.

 

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Ordinateur de type CDC 3800 au CERN en 1967. Photo: CERN

 

Quelque quinze ans plus tard, Bernard Levrat, devenu entre-temps professeur ordinaire, joue un rôle central dans le câblage de l’UNIGE et de ses partenaires suisses au réseau Internet naissant. «J’ai cru tout de suite en Internet, déclarait-il au Journal de l’UNIGE en 2019. Mais c’était une bataille politique. J’avais reçu des lettres de 80 professeurs m’assurant que jamais ils n’utiliseraient le réseau. C’est dire si c’était une autre époque…» En 1985, un crédit de 17 millions de francs est voté par le Grand Conseil pour la réalisation du réseau informatique de l’Université.

Il est vrai que Bernard Levrat sait s’y prendre pour nouer des relations avec le milieu politique. «Un de ses dada était le dépouillement centralisé des élections, se souvient Jean-François L’haire, ingénieur électronicien à la Division informatique. Un jour où la Commission des finances du Grand Conseil était présente avant un dépouillement, il a invité ses membres à une présentation du dispositif informatique. Je leur ai montré une machine en leur disant : ‘Voici l’ordinateur grâce auquel vous êtes élus’. Ils étaient très impressionnés et un peu désarçonnés mais visiblement ravis.» Ce talent politique, Bernard Levrat l’exercera parallèlement en tant que conseiller municipal de la Ville de Versoix de 1967 à 2020 et président du Conseil municipal en 2016.

Fervent partisan de la collaboration inter-universitaire par le biais des réseaux informatiques, il s’engage, au début des années 2000, dans le projet de Campus virtuel suisse visant à rendre accessibles les cours dispensés par les hautes écoles suisses en format électronique. Il établit également des contacts avec les universités de la région Rhône-Alpes en France, notamment Grenoble. Il prend en outre la direction du Réseau des bibliothèques romandes et tessinoises, au moment où celles-ci opèrent leur mue informatique.

Ses anciens collègues se souviennent aussi de ses qualités humaines: son enthousiasme et son énergie, sa capacité à entretenir une atmosphère amicale au sein de son équipe et, surtout, la confiance qu’il accordait à ses collaborateurs. «Je crois qu’il tenait cela de son expérience au CERN, où les chercheurs disposaient d’une grande liberté», précise Christian Pellegrini. Il n’avait pas peur de prendre des risques. «L’installation de la fibre optique représentait un investissement de plus d’un million de francs, se rappelle Jean-François L’haire. Lorsque les travaux ont débuté, je lui disais que je n’étais pas sûr à 100% du résultat. Je passais des nuits blanches à refaire mes calculs. Mais cela ne l’ébranlait pas du tout. Il m’encourageait à poursuivre, persuadé que nous arriverions d’une façon ou d’une autre à nous débrouiller. Il nous a aussi toujours soutenus et couverts lorsqu’il y avait des blocages avec le Département des travaux publics ou avec l’administration.»

Pour Bastien Chopard, professeur au CUI, «la force de Bernard Levrat était qu’il croyait fondamentalement en ce qu’il faisait. Il se sentait par conséquent droit dans ses bottes. Il n’essayait pas de jouer un rôle ou de prendre des places déjà occupées. Il faisait ce qu’il aimait, un point c’est tout. C’était le secret de sa réussite».

(1) Enseigner l’informatique, mélanges en hommage à Bernard Levrat, sous la direction de Christian Pellegrini et Alain Jacquesson, Georg éd. 2001.

 

 

 

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