Journal n°158

«Le web: pas une révolution, mais une marée montante, puis un tsunami»

image-1.jpg

Tim Berners-Lee à l'UNIGE, à l'occaison d'un colloque sur l'avenir du web en 2011

Au printemps 1989, alors que Tim Berners-Lee met au point sa proposition de World Wide Web au CERN, les universités suisses achèvent de se câbler au réseau internet, via SWITCHlan. Grâce à sa proximité avec le CERN, qui fait office de passerelle pour le réseau européen, l’Université de Genève est l’une des premières connectées. Un projet de loi, voté le 9 mai 1985 par le Grand Conseil, a octroyé un crédit de 17,25 millions de francs à l’alma mater pour mener à bien ce projet de câblage, dont personne n’imagine qu’il sera le moteur d’une formidable transformation sociétale. «L’internet européen ressemble alors à une gigantesque étoile centrée à Genève», observe François Flückiger, informaticien au CERN et ancien chargé de cours à l’UNIGE (*).

Créé par et pour les universitaires, internet vise à faciliter l’échange de données entre chercheurs. «Auparavant, lorsqu’une expérience de physique générait beaucoup de données qu’il fallait échanger avec des universités à l’étranger, nous utilisions des bandes magnétiques et nous avions besoin d’une valise diplomatique pour que les douanes laissent passer ce matériel», se souvient le professeur Bernard Levrat, l’un des principaux artisans de la transformation informatique à l’UNIGE, avec son collègue le professeur Jürgen Harms.

Les PTT plaident ainsi pour une solution de type téléphonie, sur le modèle du Minitel français, contrairement aux universités

Tous deux bataillent ferme en faveur de la solution informatique. Car la mise en place des réseaux de communication représente des enjeux financiers et de pouvoir, qui se manifestent jusque dans les travées du parlement fédéral. Les PTT plaident ainsi pour une solution de type téléphonie, sur le modèle du Minitel français, contrairement aux universités. Dès 1987, celles-ci défendent leurs intérêts au sein du consortium Switch, qui contribue à imposer la solution informatique.

Avec internet, les chercheurs disposent désormais d’une infrastructure. Mais les moyens utilisés pour naviguer sur cette route chaotique de l’information demeurent rudimentaires et surtout très disparates. On se connecte à des serveurs via Telnet pour consulter des informations en «mode terminal» ou via le protocole FTP pour partager ou consulter des fichiers. Pour échanger des idées, on utilise la Toile mondiale des forums Usenet, très réglementée, ou encore des mailing lists. Les chercheurs se mettent aussi à utiliser massivement l’e-mail. Mais l’accès à ces ressources demande à chaque fois une connexion manuelle.

Développé à l’Université du Minnesota, le logiciel Gopher se distingue au début des années 1990 comme une première tentative d’apporter un peu d’ordre et de convivialité dans le monde des réseaux électroniques. À cette époque, la solution de Tim Berners-Lee a très peu filtré en dehors du CERN.

Tim Berners-Lee était présent, mais sa démonstration a été désastreuse, rien ne fonctionnait comme il le voulait

Cheville ouvrière de la mise en place du réseau au sein des services informatiques de l’UNIGE, Jean-François L’haire se souvient de la première présentation officielle du web, en 1992: «Nous participions avec Jürgen Harms à un congrès à Innsbruck qui nous a valu de remporter un prix pour notre système de mail. Tim Berners-Lee était également présent, mais sa démonstration a été désastreuse, rien ne fonctionnait comme il le voulait, c’est tout juste s’il ne s’est pas fait siffler.»

Si le World Wide Web a fini par s’imposer, c’est qu’il a amené une solution qui permettait d’unifier les systèmes disparates qui peuplaient jusqu’alors le réseau internet, observe le professeur Daniel Schneider, l’un des premiers utilisateurs d’internet au sein de l’unité Tecfa (FPSE). «L’arrivée du web nous a facilité la tâche, résume le chercheur. Nous pouvions mettre des dossiers à disposition des étudiants sur lesquels ils créaient leurs propres contenus. C’était une période très particulière. Le web était ouvert, tout le monde pouvait non seulement consulter des informations, mais aussi les éditer en vue de les compléter. Cet esprit collaboratif, qui correspondait au projet initial de Tim Berners-Lee, a été conservé uniquement avec Wikipédia. Sur le plan institutionnel, Bernard Levrat défendait également une vision des réseaux informatiques, comme des outils qui devaient être librement adaptés aux besoins des activités scientifiques.»

Cette politique apporte rapidement des résultats. En 1993, le professeur Oscar Nierstrasz qui travaille alors au Centre universitaire d’informatique rencontre à plusieurs reprises Tim Berners-Lee et met au point un des tout premiers moteurs de recherche. Son système consiste à balayer chaque soir la Toile pour repérer des modifications dans les pages qui listaient des liens vers des ressources intéressantes, modifications qui étaient ensuite rapportées dynamiquement sur son interface de recherche. «Les milliers de requêtes quotidiennes ont rapidement dépassé les capacités des serveurs de l’Université et le système a été vendu à une entreprise allemande», se rappelle Bernard Levrat.

Le web a eu un effet rassembleur

Le développement aux États-Unis du navigateur web NCSA Mosaic, le premier à pouvoir afficher des images en formats GIF et XBM, achève de populariser la Toile et de la mettre à disposition du public. Au sein du service informatique de l’Université, Jean Bunn, une informaticienne britannique, œuvre beaucoup à l’installation d’un des premiers serveurs web à Uni Dufour. L’UNIGE publie son premier site en 1994. Au sein de l’administration, la Bibliothèque et le Service de presse comprennent rapidement le parti qu’ils peuvent tirer de ce nouvel outil.

Puis à la fin des années 1990, les informaticiens de l’UNIGE mettent au point un système d’enseignement à distance, précurseur des MOOCS, pour la Faculté de théologie, la première en Suisse à proposer un cursus entier et diplômant dans ce format. La Faculté de médecine se lance, quant à elle, dans la télémédecine à destination du continent africain. «Le web a eu un effet rassembleur, résume Jean-François L’haire, y compris au sein de l’UNIGE, avec son campus éclaté. Tout à coup, des mathématiciens découvraient les travaux de leurs collègues en physique théorique.»

Bientôt, plus personne ne peut s’en passer. «Le Web n’a pas été une révolution, mais une marée montante, puis un tsunami», conclut Bernard Levrat. —

(*) Le Monde, 13 mars 2019